samedi 24 novembre 2012

Volupté, de Sainte-Beuve


« Oh ! pour qui se rend justice à lui-même, pour qui lit en son cœur après le triomphe comme avant, pour Dieu qui voit le fond et qui compte les morts en nous, il n'est que vrai, j'en suis sûr, de dire : Le triomphe humain n'existe pas ! », p.174.

Ainsi s'exprime Amaury, le jeune héros (jeune aux moments des faits, car il fait oeuvre de mémorialiste tandis qu'il écrit cela, quelques vingt années après, pour un ami plus jeune) de ce roman ou l'histoire, la vie de Sainte-Beuve, la fiction romanesque, s'entremêlent pour composer cette atmosphère, ces ondulations de l'âme que le personnage tente de décrire, entre ce que l'on se doit et ce que l'on ne peut réprimer. Entre le besoin de Dieu et la chair qui toujours couve une fièvre :

« Qu'importe de veiller et d'observer au front des tours, et d'interroger les étoiles, si le traître et le lâche livrent à chaque instant la porte souterraine par où pénètrent les eaux ? », p.222.

La continence est un don, rappelle saint Augustin. Sublime créature que cet Amaury dont l'œil jamais sec, le cœur toujours un peu soufflant, le bras qui hésite entre s'armer ou embrasser, oscille continuellement entre mille aspirations. Peut-il vivre et connaître à la fois l'amour et la guerre ? Vivre de la beauté des femmes ou périr par le fer du despote (nous sommes en 1804), et malgré tout cela, ou avec cela, connaître le repos de l'âme par l'Amour de Dieu ?

« Tâchons, mon ami, tâchons d'être ces heureux enfants, qui sont toujours prêts à marcher seuls et font en effet tout le chemin à pied, mais le font sans cesse sous l'œil et par le maintien de la tendresse suprême », p.229.

Il est le miroir du Gonzague de Drieu la Rochelle, mais du côté de la vie ; il a soif de gloire et d'action, soif d'amour et de drames. Cette volupté qui le recouvre et qu'il rejette par moment car la cape l'étouffe, et qu'il va plus tard ramasser au bord du ruisseau quand la chaleur lui manque. Seule la foi peut supplanter toutes ses passions. Mais n'est-ce pas un peu tôt pour se livrer tout entier à Dieu ? Ne doit-il pas d'abord connaître la femme idéale jusqu'à la faire souffrir ? Tuer son premier homme ? Braver tous les dangers jusqu'à mourir à demi ?

« Je courais au vallon à la recherche du sage, je rentrais dans la ville à la piste du conspirateur guerrier. J'invoquais le choc sanglant, je lançais mon âme au plus fluide de l'air et dans l'azur. », p.185. 

Et toujours son esprit revient au monde patient des femmes justes. Celles qu'il n'ose effleurer car aucune ne lui appartient. D'ailleurs, s'il parvenait à en atteindre une, ne se priverait-il pas fatalement de toutes les autres ? Il les contemple évoluer dans cette dimension qui leur est personnelle, cette dimension qu'elles ne peuvent qu'atteindre seules, sans l'homme, sans le mari et à plus forte raison l'amant :

« Elle était donc à admirer le reflet de cette unique chute de lumière, et son jeu magique sur le petit tertre verdoyant ; et moi, j'accourus par-derrière, et au moment où elle se retournait à mon approche, je lui demandai vivement : "Est-ce que vous voulez y venir ensemble ? "  -  "Où donc ? " dit-elle avec surprise. - "Eh bien ! là-bas, sur la colline éclairée ", répondis-je en la lui montrant ; et d'un mouvement rapide, comme saisie de l'à-propos, elle me prit la main que je lui tendais, et nous courûmes comme deux enfants pour gagner l'endroit ; mais, avant que nous fussions à mi-pente, l'éclair du sommet avait disparu. », p.244.

Cette pureté n'est peut-être pas pour lui. Alors il se rencogne dans une pudeur mêlée d'orgueil et se met en retrait, il se fait absent. Il veut créer le désir chez les femmes, comme il veut provoquer la bataille et créer l'estime de lui chez les braves. Solitaire, il se replonge dans l'étude et les livres. Les pères de l'église qu'il dévore. Dieu sera toujours là quoi qu'il fasse. 

Bien douloureuse est la beauté en définitive. Qu'elle soit féminine, qu'elle soit courage, qu'elle soit divine. Elles sont douloureuses car elles sont exclusives. Il faut choisir, il faut pencher, s'abandonner. Toujours se livrer quand on voudrait pouvoir tenir l'ensemble d'une poigne solide d'homme.

Le jeune Amaury se débat dans les rets de ses passions. Que vaut-il ? que peut-il ? quel homme deviendra-t-il lui qui à dix-huit ans ne sait pas à quel saint se vouer ? Il observe interdit des femmes et des hommes admirables qui semblent faits d'un seul bois, que rien ne semble pouvoir déformer. 

« J'entrais avec elle un instant dans l'humble nef ; mais, quand je la vis s'agenouiller, je sortis par une sorte de pudeur, craignant de mêler quelque mouvement étranger à une invocation si pure. Il me sembla qu'il valait mieux que son soupir de colombe montât seul au Ciel. En cela je me dissimulais la vertu de cet acte divin enseigné au moindre de nous par Jésus ; j'oubliais que toute prière est bonne, acceptable ; que la prière même du plus souillé des hommes, si elle sort du cœur, peut ajouter quelque chose à celle d'un ange. », p.83.

Et de même qu'un homme ça s'empêche, comme professait Camus, un homme ça se force également, ça s'oblige, ça fait le choix de poursuivre ou d'arrêter, et un soir ça n'hésite plus :

« Il devenait temps pour moi de prendre un parti. Il y a un moment dans la conversion où c'est une nécessité, pour guérir, de mettre entre soi et les rechutes l'obstacle souverain des sacrements. », p. 343.


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Sainte-Beuve, Volupté, Gallimard, 1986, 360 pages (hors préface et appendices).

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