mardi 18 avril 2017

Quelque chose vient


La mort de Virgile, dit la quatrième de couverture, par sa facture poétique et sa conception symphonique, évoque La Tentation de saint Antoine ou encore Moby Dick, mais c’est aux grands écrivains de l’Antiquité, à l’auteur de L’Enéide lui-même qu’il met en scène, à Platon à la fois philosophe et poète, que l’écrivain allemand a voulu se mesurer.


Ces comparaisons trahissent la difficulté d’interprétation de ce roman exceptionnel, car si Broch n’avait voulu que cela : se mesurer, l’entreprise, toute brillante soit-elle (et elle l’est), paraîtrait tout de même assez dérisoire.


Il n’y a pourtant pas besoin de comparer ce Virgile mourant avec d’autres maîtres ouvrages ; il ne s’agit pas ici de rivalité. 
Plutôt que de chercher à comparer ou à rapprocher, toutes opérations risquées qui procèdent, presque toujours, par une réduction, mieux vaut tenter un conseil. Les commentaires le laissent entendre, La mort de Virgile n’est pas d’un abord des plus faciles. Alors, permettez cette suggestion : lisez au préalable La louve et l’agneau, de Lucien Jerphagnon. 180 pages superbes que vous ne verrez pas passer ; elles vous donneront une clé pour comprendre le mystère que Broch exprime en ces 430 pages denses. Car la mort de Virgile n’est pas qu’une symphonie poétique ni la pensée enfiévrée d’un génie romain. Broch n’a pas choisi Virgile parce que c’était Virgile, mais parce que c’est l’homme le plus sensible de son temps et que ce temps, LE temps, est tout proche. 

«...nous avons beau grandir à tel point que nos bras se ramifient comme des fleuves, que notre corps s’étende sur les terres et les océans jusqu’aux limites du monde, que la lune soit dans notre chevelure, devenus nous-mêmes espace, devenus nous-mêmes la coupole étoilée de la nuit, le dôme rutilant du rêve, infinis, infinis, tout rayonnement ; nous n’en restons pas moins extérieurs à nous-mêmes, nous restons expulsés, aucune nuit ne nous étreindra et aucun matin ne nous embrassera, parce que nous restons cloués sur place, sans fuite et sans but pour notre fuite, sans être rendus à nous-mêmes, parce que nos bras n’ont rien attirés sur notre coeur. », p. 195. 

Virgile dresse là le tragique portrait de l’homme de son temps, voire du plus puissant d’entre eux, Auguste, qui peut tout, cela en tout point de l’univers connu, et qui, cependant, Virgile s’en effraie, reste sans but. Le poète veut brûler son grand oeuvre, l’Enéide. C’est un peu l’intrigue. Du moins, c’est le fil rouge conduisant tout un chacun, de ses amis jusqu’à l’Empereur, à venir à son chevet, pour tenter de l’en dissuader. Mais ce n’est pas le véritable sujet. Nous sommes bien placés pour savoir que l’Eneide a survécu à son auteur. 
Alors que leur manque-t-il à ces Romains ? Quel est ce vide qu’ils ne parviennent à combler ? 

« Infinies, les plaines de Saturne s’étendent à travers le temps, s’étendent immuables à travers tous les temps, mais l’âme est emprisonnée dans le cachot du temps, et au-delà de la surface du temps, dans les profondeurs du ciel et de la terre, repose la connaissance, le but assignée à l’homme. », p. 323. 

La voici, l’erreur romaine. Rien n’est plus élevée que l’intellect. C'est la conclusion à laquelle l’Empire, et donc l’humanité autoproclamée, est arrivée. Mais Virgile le ressent au plus profond de lui-même, cela ne peut suffire à l’homme. L’homme, jamais, ne saurait se satisfaire de lui-même. Voilà pourquoi l’Enéide doit disparaître. L’oeuvre est l’expression même de cette erreur : un sommet que d’aucuns veulent indépassable. Une idole.

Le temps est presque venu. Virgile, l’hypersensible, le perçoit mieux que d’autres. Broch, disions-nous, ne l’a pas choisi par hasard. Il reprend ici le pari médiéval d'un Virgile annonciateur du Verbe.

« Quelque part respirait celui qui accomplirait l’acte, il vivait déjà quelque part, encore à naître, mais déjà respirant ; un jour, la création fut ; un jour, elle serait de nouveau, — affranchi de contingence serait le miracle. Et, au milieu de la lumière livide disparaissante, dans le très lointain lointain, à l’orient, l’étoile se montrait de nouveau. 
Un jour, viendra celui qui recommencera à vivre dans la connaissance ; en son être, le monde sera racheté, et obtiendra la connaissance. », p. 347. 

Nous invitions à entrer dans ce livre par le biais, plus accessible, d’un autre. De la même façon, et parce qu’après la vigoureuse lecture de La mort de Virgile, vous serez rompus à l’exercice, lisez donc, en guise de conclusion, La visite du tribun, de David Jones. Une bien belle boucle sera bouclée.


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La mort de Virgile, Hermann Broch, Gallimard, 2009, 444 pages.



lundi 17 avril 2017

Le début d'un autre





Non, il ne reste personne.

Il est frappant d’observer, à la lecture de cet étonnant récit, que la République française n’est que le nom d’un tissu de lois, dont les fils ne se rattachent qu'à eux-mêmes. Dès lors qu'une force étrangère aura bien étudié la trame de l'ensemble et posé ses crochets là où tout se tient, elle n'aura plus qu'à tirer, pour tout faire disparaître.

Beautrad espérait des consignes venues d’en haut, mais il n’y a plus d’en haut.
La République n’est plus. Il ne reste que la France. Et celle-ci est à reconquérir. 

« La logique interne de la révolution fait qu’on ne peut jamais l’arrêter. L’arrêter est inconcevable, car cela voudrait dire que le pouvoir de l’homme lui-même est limité. », p. 89.

Ce que Baudouin Forjoucq nous a conté là, en quelques 1 500 pages, est par conséquent, bel et bien, la seule fin réaliste d’une révolution française cultivant sa chair nécrosée depuis maintenant 230 ans.

Dans quelques jours, un nouveau Président de la République française sera élu. Peut-être le dernier.


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Le cardinal de l'aube, Baudouin Forjoucq, Editions Sainte-Madeleine, 2015, 497 pages.

La fin d'un monde





« Il y avait en 2004 plus de 7 500 lois en vigueur, plus de 15 000 textes de portée générale, 200 000 règlements et directives, auxquels il convenait d’ajouter pas moins de 80 000 textes européens. Autre exemple : en 1980, le Journal officiel de la République française comptait 7 000 pages dans l’année, en 2000 il en comptait 17 000… 
- Effrayant ! À quoi peut-on attribuer cette inflation ? 
- Au refus d’une référence supérieure, transcendante. À la baisse du sens moral de nos concitoyens et d’une partie de notre classe dirigeante. La négation de la loi naturelle, le rejet du Décalogue, l’inversion du principe de subsidiarité, ainsi que la volonté d’aligner la loi sur les mœurs ont conduit cette classe incapable de se gouverner elle-même, à élaborer des textes sans cesse plus nombreux. Elle réglementait la moindre chose et croyait ainsi compenser son refus de “l’ordre moral”.» p. 350. 

Reprise des hostilités avec ce second volume prédictif de Baudouin Forjoucq. Comment un pays tel que la France peut-il s’effondrer en quelques jours ? A quoi tient finalement, ce qui, pour nombre d’entre nous, paraît plus solide que le roc ? Nous serons bien peu de choses, nous prévient l’auteur.

Ce jeu, Civilisations, Beautrad va se retrouver contraint d’y jouer bientôt, car l’Etat (ce château de cartes) n’existe plus, les communications n’existent plus, les routes n’existent plus. Le jeune lieutenant instaure la loi martiale et parvient à maintenir hors de l’eau le petit territoire montagneux qui lui avait été confié. Mais il doit tout reconstruire. Les lois de la République sont inapplicables, il en faut de nouvelles. Il faut tenir bon et survivre dans la dignité, en attendant les ordres qui ne sauraient tarder. Il reste bien quelqu’un, quelque part, pour décider…

À suivre avec le troisième et dernier volet : Le cardinal de l’aube.


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Le duc de l'apocalypse, Baudouin Forjoucq, Editions Sainte-Madeleine, 2009, 595 pages.





Du présent faisons table rase


«...je ne peux que m’inquiéter terriblement devant le sort à venir de notre pays, où des fous réclament ce fameux Droit-à-la-différence, que je considère comme mortel. On dirait que nos intellectuels ne comprennent pas que le choix est simple : si l’on sème autre chose que le Droit-à-la-ressemblance, on récoltera le Liban ou la Bosnie.», p.260.

Ce droit à la différence imposé partout, distillé partout, morale bidon de tous les récits pour enfants actuels, écrits ou animés ; justification non critiquable de l’action sociale de tout bon électoraliste de notre temps ; filet de sécurité de toute discussion en dérapage.

Nous savons que la France compte des hommes capables d'une vision pour leur pays, parce qu’ils n’ont pas renié ce qui justement a fait notre pays. Mais nous peinons à les trouver, nous désespérons même qu’ils s’identifient un jour. Les tristes sires qui se disputent en ce moment les ergots présidentiels rendent le récit de Baudouin Forjoucq encore plus prémonitoire : il faudra tomber au plus bas pour que la vérité rejaillisse. Il faudra faire table rase du présent pour rendre possible la montée d’un homme providentiel. Tel ce Beautrad, père fondateur qui ne peut naître que de la ruine de tout un pays.

Le récent Soumission de Houellebecq a fait grand bruit, les attentats parisiens de 2015 en étaient la preuve par l’exemple. L’oeuvre publiée en trois parties de Baudouin Forjoucq n’en a fait aucun. Pourtant, là où Houellebecq ne faisait que jeter une conclusion logique au droit à la différence, Forjoucq pousse l’expérience jusqu’au traitement du problème. C’est faire là preuve d’un courage bien militaire. 

À suivre avec le second volet : Le duc de l’apocalypse.

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Vingt et une marches de marbre noir..., Baudouin Forjoucq, Editions Sainte-Madeleine, 2002, 438 pages.
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