dimanche 30 décembre 2012

Le Roi ébahi, de Torrente Ballester



Où est le vrai ? où est le faux ? Est-il encore vrai ce roi demandant soudain, en pleine messe, de voir sa reine nue ? Et cette reine, si elle y consent (si du moins on lui en laisse la liberté), sera-t-elle encore reine sitôt qu'elle se sera exposée comme n'importe quelle épouse ? ou comme une vulgaire courtisane ?

Qui est ce mystérieux comte de la Peña Andrada qui offre un soir au jeune roi toute la logistique indispensable pour s'éclipser discrètement et assouvir son désir de connaître une prostituée et de la voir nue, de voir enfin une femme nue ? Il ne s'agit pas ici d'un problème de fornication, là-dessus tout le monde est d'accord, du plus modeste valet à son excellence le grand inquisiteur : après tout, le roi a déjà connu la reine, on l'y a mené comme un reproducteur. C'est de sa liberté, dont il est ici question. Le roi est-il libre ? libre comme peut l'être un homme. Ou n'est-il, comme il le confie à son confesseur, que l'acteur principal de l'état : 

« Je décide souvent, mais je me heurte toujours à des interférences de portes et de problèmes. » et plus loin «...ce matin, quand j'ai voulu entrer dans les appartements de la reine, on m'a interposé une croix. », p. 123 & 124.

Le roi qui veut se sentir homme et ne sait s'il en a le droit. Qui pour se faire, demande à voir sa femme nue. Quoi de plus naturel ? Les instances divines et les instances humaines ne semblent pas l'entendre ainsi. À dire vrai (pour une fois ?), c'est tout le pays qui est pris à dépourvu. La question ne s'était jamais posée. Ne pouvant obtenir de voir le corps nu de sa reine, le roi découvre qu'il est lui-même nu.

Un grand inquisiteur que d'aucuns trouvent trop conciliant, des moines aux dents qui rayent le parquet, des curés compréhensifs, un redoutable comte tentateur qui « sourit du fond des temps », un père papotant chaque soir avec le diable, lequel évoque la froideur de l'enfer par opposition à la chaleur écrasant l'Espagne en cet automne du début du règne de Philippe IV. Un roi ébahi par la beauté féminine, par la faiblesse de l'homme et la sienne propre.


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Torrente Ballester, le Roi ébahi, Actes Sud, 1991, 237 pages.

vendredi 7 décembre 2012

Notre histoire 1922 - 1945, d'Hélie de Saint Marc et August von Kageneck



« Chaque page de ce livre est une feuille d'arbre déposée sur la tombe de nos camarades. Entendez-vous, comme moi, leurs voix dans vos rêves ? Mes frères de la nuit et de la lumière, faites-moi une place et donnez-moi l'accolade. »

Ainsi s'achève cette belle conversation entre deux soldats qui retracent ensemble, avec la pudeur et l'humanité de deux hommes bien nés et parfaitement éduqués, d'un tout autre temps, le moment tragique au cours duquel, s'ils s'étaient croisés, ils se seraient tués.

Pour qui n'a jamais lu ces deux soldats, c'est sans doute une belle introduction. On y retrouve les évènements qu'ils développeront dans leur oeuvre. Kageneck, lieutenant de panzer, Saint Marc, résistant malheureux, prisonnier de Buchenwald et plus tard légionnaire en rupture.

Ce qui trouble à cette lecture ?  Que deux hommes si proches, deux hommes qui, leur vie durant, ont puisé leurs forces à la même source chrétienne, puissent avoir été potentiellement ennemis ? Que deux nations si proches aient pu se détruire ? Car Hitler n'explique rien. Deux peuples qui étaient la tête et le cœur de l'Europe, pour reprendre Hugo : ils sortent des mêmes sources ; ils ont lutté ensemble contre les romains ; ils sont frères dans le passé, frères dans le présent, frères dans l'avenir.

Et nos deux admirables soldats de s'interroger encore sur cet avenir vécu, confrontant douloureusement la mémoire au miroir de la conscience :

« Mes souvenirs étaient des molosses qui m'attendaient au tournant : ils se sont jetés sur moi. », p.256.

Deux soldats partageant une même vision du mal peuvent-ils s'affronter ? L'un des deux au moins combat fatalement pour une mauvaise cause. Le feu de l'action éblouit et n'offre aucun recul. Et puis on voit tout de même un jour qu'il y a comme quelque chose qui n'ira pas.

« Mon ami Braun von Stumm avait été interrogé par l'un de ses aspirants : "Vous dites que vous êtes catholique pratiquant. Si le pape ordonnait à tous les catholiques allemands de désobéir à Hitler, que feriez-vous ?" Il a répondu : "J'obéirais au pape, dont l'autorité, pour moi, est supérieure à celle d'Hitler parce qu'elle est spirituelle." Le lendemain, il était arrêté. Il est mort dans un camp de concentration. », p. 221.

Cette conscience du soldat, cette conscience de l'homme, court tout du long de ce récit à deux voix. La guerre de 14 l'avait si fortement ébranlée qu'il ne pouvait y avoir de guerre à venir, ce devait être la dernière, au-delà il n'y aurait plus de conscience. Une autre guerre comme celle-là  et tout serait perdu, et l'honneur avec cette fois.

« À partir du moment où le soldat ne frôle plus la mort, qu'il la sème en appuyant sur un bouton, il perd son titre de soldat et devient un exécutant. Face à cette nouvelle conception, personne n'a encore posé la question : que devient la conscience du soldat ?», p. 275.


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Hélie de Saint Marc / August von Kageneck, Notre histoire 1922 - 1945, J'ai lu, 2004, 284 pages.
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