samedi 23 février 2013

Nostromo, de Joseph Conrad



« Il était, à son réveil, aussi naturel et aussi éloigné de tout mal qu'une bête sauvage, magnifique et inconsciente. Mais son regard se durcit brusquement, sans rien fixer, ses sourcils se froncèrent et l'homme apparut. », p. 474.

C'est aussi l'apparition d'un pays, l'apparition de l'histoire d'un pays, que nous conte Joseph Conrad, avec tout ce que cela suppose de mystère, celui de la création comme celui de la vie, la naissance des légendes. La complexité du monde s'exprime par la multiplicité des vies dessinées par l'auteur, chacune évidemment animée par ses propres motivations dont les racines, les origines et les ancêtres, se nouent aux terminaisons touffues que sont les actes et les paroles d'un présent tiraillé par les modèles du passé et les rêves du futur.

Le récit entre et sort des esprits, exprimé par un narrateur indéterminé qui semble avoir le pouvoir de prendre possession de chaque personnage pour lui faire dire son histoire, la petite histoire de chaque être, telle qu'elle s'insère dans la grande, celle du pays, de la terre, du peuple. La chronologie s'égare et le présent est toujours un peu derrière. Les faits se succèdent, insignifiants ou extraordinaires, sans ordre apparent et font dire au candide capitaine Mitchell qui se sent "chaque jour plongé plus avant dans l'Histoire", que ces hommes et ces femmes sont les héros et les inventeurs d'une aube nouvelle.

Parmi eux, la figure de Nostromo, créature mystérieuse entre toutes, sombre et solaire tout à la fois, homme clé, homme indispensable et providentiel semblant tout savoir, ou en tout cas tout mener ; qui toujours observe dans l'ombre de l'intrigue. Et qui pourtant ne sert à rien. C'est la légende des révolutions sans qui rien n'est possible, mais dont le rôle et la nature resteront à jamais inconnues. Lui-même ignorant tout de lui.

C'est le réel effrayant, insondable, non maîtrisable. C'est tout ce qui n'est pas su.


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Nostromo, Joseph Conrad, GF Flammarion, 1990, 628 pages.

SAS - Mission : Cuba, de Gérard de Villiers



Pour qui se ferait encore de Cuba une belle et unique carte postale multicolore, toute clinquante des carros americanos, des fabriques de cigare où les ouvrières travaillent joyeusement en musique, des bâtisses coloniales, des salsas, des mojitos et des soleils, la lecture préalable de l'autobiographie de Juan Vivés, El Magnífico, serait une entrée en matière bien utile, avant de se plonger dans cet épisode de SAS. La barbarie s'apprend aussi et qui ne connaît pas d'avance les vrais visages des rusés Castro et du boucher Guevara, trouverait vite indigeste, voire franchement farfelu, le régime décrit par l'auteur de Mission : Cuba. 
Un peuple maintenu en dessous du seuil de pauvreté, 200 000 segurosos, les agents de la sécurité d'état, sillonnant quotidiennement à pied la capitale pour noter les comportements suspects (comme par exemple manger des langoustes au restaurant, un met trop cher pour un pauvre cubain qui, pour se l'offrir, aura forcément commis quelques rapines. Il est donc bon pour deux ou trois ans de camp de rééducation), les exécutions sommaires, la torture, la peur permanente d'être dénoncé pour un oui, pour un non, les caves de la villa Marista...
Malko Linge n'est pas très chaud pour revenir dans « cette dictature tropicale, entre Kafka et Ubu, protégée par une machine totalitaire bien huilée. »
Mais bon, il semblerait que le jeu en vaille la chandelle...

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Mission : Cuba, Gérard de Villiers, 2005, 318 pages.

dimanche 17 février 2013

SAS - Panique à Bamako, de Gérard de Villiers



On aimerait pouvoir les recommander autour de soi ces SAS, tant ils constituent d'excellents ouvrages géopolitiques ; n'étaient les scènes porno qui n'apportent jamais rien à l'histoire mais font partie du cahier des charges. Du coup on les garde pour soi, on les laisse dans l'ombre et sous le manteau. Il y a un peu de Malko Linge dans chaque lecteur discret de SAS : lecteur-barbouze qui ne craint pas de se salir les yeux pour apercevoir un bout du réel ; lecteur qui parcourt ces pages crues en récipiendaire d'un savoir confidentiel, de choses qui ne se disent pas, de l'horreur du monde. Car c'est bien du réel dont nous parle l'auteur.

Les occidentaux ont éliminé Khadafi et ainsi laissé le champ libre aux islamistes. Au prétexte de libérer les libyens, c'est toute l'Afrique qu'ils ont enferrée. Tant pis pour le Mali désormais ceinturé d'explosif, tant pis pour tous les autres.
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Panique à Bamako, Gérard de Villiers, 2012, 320 pages.

dimanche 10 février 2013

Une femme à Berlin, Anonyme




« Comment se fait-il que la forme de la croix nous remue à ce point ? Même si nous n'avons plus le droit de nous dire chrétiens ? », p. 240.

D'abord les bombes. Pour étourdir, terrifier, réduire les courages et les forces. Puis vient l'accalmie pendant laquelle on se recompte et on s'échange les pires rumeurs. Les femmes parlent des viols, les vieillards des combats et des victoires à  venir, un espoir insensé.
Puis la ligne de front s'arrête devant l'immeuble. Pour quelques heures avant de reculer encore, avant de disparaître au coin. La patrie s'éloigne de son peuple, les derniers hommes valides, armés, ont maintenant disparu.
Les premiers soldats ennemis apparaissent. Ce ne sont pas les barbares des rumeurs. Ils ont forme humaine. Ils sourient, ils sont aimables, il y a de l'ordre. Peut-être que tout ira bien.
Plus aucune bombe, c'est le calme. L'ennemi n'a plus d'ennemi et se détend. Les hommes cherchent à se distraire. Les caves sont pleines de schnaps.

Les rumeurs étaient vraies.

Celles qui ne trouvent à se cacher y passent. Chaque jour, chaque nuit. Alors la seule solution pour celle qui n'a pu se cacher est de se trouver un chef de meute, un gradé qui n'aime pas partager. Supporter, puisqu'il faut de toute façon subir. Mais choisir ce que l'on va subir.

Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, se convainc la narratrice. L'assertion n'est vraie que pour le fort. Est-elle plus forte, celle qui «hérite» de plusieurs dizaines de soudards d'affilé ? Est-il plus fort le mari qui aura laissé violenter son épouse, parce que résister, c'est être tué, sans que cette conséquence n'ait la moindre influence sur le déroulement de la cause ?

«Pour la première fois depuis longtemps, j'ai entendu des hommes allemands élever la voix et les ai vus se démener énergiquement. Ils avaient l'air de vrais hommes... ou, tout au moins, de ce que l'on désignait jadis par ce nom. », p. 236.

C'était à Berlin, c'était à Constantinople ou à Sarajevo. Demain ce sera ici.

« Nous qui n'appartenons à aucune Eglise, nous souffrons dans la solitude de nos ténèbres. L'avenir s'étale devant nous comme une chape de plomb. Je résiste, tente de maintenir la petite flamme en moi. Pourquoi ? A quoi bon ? Quel est le but de mon existence ? Je me sens désespérément seule, avec mon fardeau. », p. 338.


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Une femme à Berlin : Journal 20 avril - 22 juin 1945, Folio, 2008, 394 pages.

samedi 2 février 2013

Le Prisonnier chanceux, de Gobineau


Roman d'aventure, un peu picaresque, à la fois léger et profond. Un jeune héros de petite noblesse, doté d'un grand cœur et d'une vaillance qui frise bien souvent l'inconscience. Un ange gardien veille en permanence sur le jeune Jean de la Tour-Miracle, ce prisonnier chanceux qui réussira, volontairement ou par hasard, tout ce qu'il entreprend.

C'est d'une autre époque. La joie rythme tout le récit, on y pend légèrement un homme, sans jugement ni préambule, en un bon tour de main. Le pendu approuverait presque la manœuvre s'il le pouvait encore. On en transperce un autre sans s'émouvoir, puis on poursuit son bon chemin. Les hommes sont insouciants et plein de gaieté, à la mort aussi bien qu'à l'amour ; et il n'y a que les curés et les femmes, comme si le réel n'était visible que d'eux seuls, pour mettre du sérieux dans la trame. A ces hommes, on pardonnera toujours, du moment qu'ils sont vaillants, du moment qu'ils ne sont jamais faibles. 

Le monde tourne comme une petite toupie et les chemins sont si rares que Jean, dans ses tours et ses détours, sur les petits chemins, retombe toujours sur les mêmes personnes. Personne n'est plus digne de confiance qu'un ennemi valeureux. Jean organise une fête en l'honneur de sa belle et de ses amis-gardiens. Son valet, qui lui planterait un poignard dans le dos à la première occasion, organise tout dans la joie. Du moment que son maître le bat de temps à autre pour le punir de ses roublardises, alors il le respectera et même sera prêt à se battre jusqu'à la mort pour lui. Etrange conception qui pourtant sonne juste, car l'homme est ainsi fait qu'il peut être aussi bien fou un jour que juste le lendemain, et inconstant selon sa logique. Mais qu'importe ! puisqu'il a eu l'heur de naître homme et qu'ainsi le mal n'existe pas pour lui.

« Vis-à-vis d'une femme à qui l'on voudrait plaire, la meilleure de toutes les situations est certainement celle d'un prisonnier. [...] Aussi, les prisonniers qui se sont trouvés en présence des dames ont-ils eu généralement occasion de bénir leurs fers, souvent de les voir tomber, quelquefois même de les regretter. », p.74.

La contrition et le scrupule ne sont pas de son monde dans ce monde, laissons cela pour le prêtre et l'épouse, ses créatures de marge, ces êtres lunaires. La femme pleure le malheur de l'homme, l'homme ne rêve que d'en tirer un bonheur.
Tout sourit pour toujours au jeune Jean de la Tour-Miracle.

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Arthur de Gobineau, Le Prisonnier chanceux, L'Arsenal, 1993, 332 pages.
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