jeudi 31 juillet 2014

Feuilles volantes


On peut trouver dans les Papiers de Jeffrey Aspern un air du Château de Kafka : il est un au-delà aussi ingagnable que la terre ferme pour un poisson, ou la hauteur pour un citoyen de Flatland. Comme K., le héros du roman de James évolue à la périphérie de son fantasme, n'ayant pour seule certitude de sa réalité que la volonté d'y croire. Volonté fluctuant selon les méandres d'un lent cheminement qui tantôt le rapproche, tantôt l'éloigne de son objectif.
Le narrateur, biographe avide de dénicher des inédits de son auteur fétiche Jeffrey Aspern, n'est pas homme à tromper, mentir ou voler. Il trompe donc sous un prête-nom, il ment par omission résolue, il devient voleur par la force des choses : la porte était ouverte, le secrétaire était ouvert, le sommeil de la gardienne du trésor se devait d'être forcément lourd. On essaye la porte en se promettant qu'elle sera fermée. La voilà franchit. On n'ose y croire, comme si la crédulité pouvait consumer la croyance. L'espoir porterait malheur. Impossible donc que le secrétaire soit demeuré ouvert, il faut qu'il soit fermé. Le voilà qui s'ouvre aussi...
Fatalité. Fatalité, vraiment ? Ces fameux papiers dont l'existence n'est pas même avérée, la vieille femme, l'ancienne égérie du poète, prétend qu'il n'en existe rien. Pourtant, plus le trésor semble à portée de main et plus sa réalité paraît tangible, tandis que les rebuffades de la vieille dame engagent à nier son existence pour en moins souffrir.
Ainsi, à l'image de cette Venise où se déroule le drame, tenue entre deux formes, l'une terrestre et l'autre maritime, le narrateur évolue entre deux dispositions, entre la victoire ondoyante et la ferme défaite, entre la vie devenue extraordinaire par la découverte prochaine d'un trésor, et la mort anonyme et banale des choses qui nous ont échappé. Et curieusement, sans que l'on sache bien pourquoi, il apparaît aussi que la seconde solution n'était pas la plus redoutée.

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Henry James, Les Papiers de Jeffrey Aspern, Le livre de poche, 2010, 189 pages.


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