vendredi 22 novembre 2013

Beatus la Varende



Il n'y a plus de saints, plus d'amants, plus de pauvres : il n'y a que des citoyens. Ce constat d'Armel Guerne en 1946 dans Danse des morts n'en est que plus convaincant à la lecture de ce recueil de nouvelles de la Varende dans lequel s'animent saints, amants et pauvres justement. Jean de la Varende n'est donc pas d'aujourd'hui, cela se voit à son style quasi précieux, merveilleux, et aux vertus qu'il déploie au travers de héros sublimes, tressaillant, les pieds vissés au sol et le crâne tendu vers le ciel. La foi, l'amour et l'humilité (ce sacrifice de l'esprit) les mènent chacun leur tour à choisir le moins pour eux-mêmes et le plus pour l'autre, c'est à dire pour Dieu. 
Neuf nouvelles, la première débute en 1460, la dernière en 1900. Cette première, les pèlerins d'Argentan, et cette dernière, le docteur Costard, sont les plus pathétiques et les plus belles. La cinquième et centrale, est la plus ambitieuse et la plus forte. Le pilier. C'est dire si le recueil est judicieusement et solidement composé.

Laissons Jean de la Varende dévoiler son magnifique recueil :
« Pour l'unité morale, nous avons pensé la maintenir en groupant des nouvelles consacrées à la même vertu : cette pauvreté en esprit, sans doute faite de christianisme, mais devenue une beauté humaine. Nous avons été la chercher jusque dans les très vieux âges pour en montrer mieux la continuité. Fidélité, courage, sacrifice, grandeur dans l'humilité des âmes et des corps. Et joie, peut-être, mortelle et douce, comme de veines ouvertes... Le beati pauperes spiritu n'est-il pas le premier, le plus important, alors, des huit bonheurs annoncés sur la Montagne ? »
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Heureux les humbles, Jean de la Varende, Le livre de poche, 1971, 313 pages.

samedi 2 novembre 2013

Réellement Elmore



Chez Elmore Leonard, il n'y a pas de mystère. Très vite on sait qui est qui, on sait qui finira mal et qui finira à la case départ. Car on arrive rarement quelque part avec Elmore Leonard, ce serait trop simple, trop romancé, trop écrit. Le portrait-robot du héros léonardien est un homme solitaire au doux caractère, humble et sans avidité, presque désintéressé. C'est ce presque qui est le marqueur principal. Les personnages d'Elmore Leonard sont presque là, presque vrais, presque vivants. Leonard sait leur insuffler ce principe de vie qui passe par des dialogues d'une justesse remarquable.
Chose inattendue dans le roman noir, ce ne sont pas les rebondissements, les actes de bravoure, les crimes & les méchants qui subsistent à l'esprit longtemps après avoir refermé un roman d'Elmore Leonard. Ce sont les banalités, le quotidien, une conversation anodine entre deux personnages, un instant de mélancolie qui traverse le héros, une couleur dans le ciel. C'est le réel qui s'est incrusté là. C'est ce qui fait d'Elmore Leonard un grand écrivain.
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Stick, Elmore Leonard, Rivages, 2013, 363 pages.

vendredi 1 novembre 2013

Inépuisable Melville




« Qu'y a-t-il de réel, autre que les pensées qui sont sans épaisseur et sans poids ? », p.839.

De Moby Dick d'abord, pour le lecteur qui n'a pas l'anglais dans la poche, il faut se choisir un traducteur. Un coup d’œil à la page Wikipédia aidera à faire son choix. Le débat sur la bonne traduction toujours oscille entre la fidélité au texte (coller à l'esprit de l'auteur, mais peut-on coller à un esprit ? la surface doit-elle être bien propre et sèche ? faut-il exercer une longue pression ?) et la beauté de la langue d'accueil. En somme, une bonne traduction est-elle une traduction juste ou une traduction belle ?
De la vérité ou de la beauté, la seconde sauvera le monde, nous a révélé le prince Muichkine. La beauté peut donc suffire à faire le choix d'une traduction parmi tant d'autres. Celle-ci, très belle, est l'œuvre de l'éblouissant Armel Guerne.

Le capitaine Achab s'attaque et s'acharne sur plus gros, plus fort que lui ; il façonne le mal qu'il combat et commet ainsi le péché d'orgueil. Achab reconnaît dans le cachalot blanc un mal qu'il lui faut combattre, pour sa gloire et le bien commun. Moby Dick demeure insaisissable. Il est effectivement le mal en ce que ses effets sont fatals aux marins ; mais il est aussi neutre, comme est neutre la mer, comme l'est toute la création. Moby Dick est le point dur du monde, une présence divine faite chair contre laquelle l'homme ne peut rien, l'homme ne doit rien. C'est une incarnation du monde aussi bien qu'une incarnation du péché d'orgueil de l'homme.

Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous, pour connaître le bien et le mal ! Qu'il n'étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l'arbre de vie, n'en mange et ne vive pour toujours ! est-il dit dans la Genèse. Cette faculté de discerner le bien du mal écrase Achab d'un poids digne d'Atlas. Tout comme le Kurtz du Cœur des Ténèbres de Conrad s'appuie sur le commerce de l'ivoire, Achab s'appuie sur une autre « côte adamique » : une jambe en ivoire qui symbolise le commerce entre lui et Moby Dick, son mal. Le léviathan doit être le mal tandis que le bien sera cette chasse que lui livre sans relâche le capitaine du baleinier Péquod.
Traque à corps perdus, traque en dépit du bon sens. Achab ne se soucie pas des pertes qu'il encourt, il est la figure du premier homme, celui qui déplut à Dieu :

« Il gouverne contre le vent à présent, vers la gueule béante ! murmura Starbuck pour soi-même, tout en choquant la grande écoute aux nouvelles amures. Dieu nous protège ! mais déjà je me sens les os trempés dans ma peau, et comme noyé de l'intérieur. Je crains fort de désobéir à Dieu en lui obéissant ! », p. 895.

Il est peut-être même l'unique homme ; les marins du Péquod sont ses enfants, ses munitions, ses outils. Il les lancera tous contre la bête s'il le faut. La félicité de la victoire n'est pas même ce qu'il recherche, la douleur du sacrifice y est préférable. C'est le prix de ce monde.

« Si les suprêmes félicités terrestres [...] sont toujours frappées au cœur d'une certaine petitesse et d'une certaine insignifiance, les profondes douleurs ont au contraire toujours, au fond, une signification mystique, et, chez quelques hommes, une grandeur archangélique. C'est là une évidence que les apparences mêmes ne sauraient démentir. Car à reparcourir tout l'arbre généalogique de la haute misère humaine, nous parvenons en dernier ressort à ces dieux qui n'ont point été engendrés, ces primogéniteurs, eux-mêmes sans antériorité ; ce qui fait qu'à la face de tous les soleils de la Joie, mûrisseurs de blondes moissons, et à la face de toutes les rondes lunes de douceur caressant les foins parfumés, il nous faut, nous devons, nous ne pouvons pas ne pas le reconnaître : que les dieux eux-mêmes ne sont pas toujours dans la Joie, heureux toujours et à jamais. L'ineffaçable sceau de tristesse qui marque de naissance le front humain est leur héritage direct, le signe et la signature de leur douleur. », p.742-743.

Ce perpétuel combat de la nature humaine contre Dieu, disait Bloy. Moby Dick est une des plus belles interprétations de cette inépuisable Douleur.



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Moby Dick, Herman Melville, Phébus, 2011, 943 pages.

dimanche 20 octobre 2013

Un livre noir mis dans l'ombre



Le livre devait faire du bruit. C'est tout l'objectif d'un livre noir : provoquer, scandaliser, attaquer, dénoncer. En somme, faire parler, faire beaucoup parler.
Pourtant, les médias n'ont pas parlé de ce livre. De même qu'il n'existe que deux types d'hommes, celui qui tient le revolver et celui qui creuse, la caste médiatique française qui veut modeler de force notre pensée, ne peut colporter que deux types de livres : ceux qu'elle agréé et ceux qu'elle peut détruire. Celui-ci, Le livre noir de la gauche, de Jean Robin, elle n'en parlera jamais car elle ne peut pas l'attaquer.

Cet ouvrage est un florilège de citations, d'extraits de journaux, de programmes politiques. Pour chaque citation la source est renseignée. L'auteur s'abstient de tout commentaire et tout juste s'autorise-t-il une introduction de trois pages pour expliquer sa méthode de sélection, et une conclusion maligne dans laquelle il s'exprime sur... la droite.
Que peut faire la gauche face à un ouvrage comme celui-là ? Rien. Elle ne fait rien. Elle ne dit rien. Et c'est ce qui pouvait arriver de pire à ce livre. La gauche n'en parle pas. Quant à la droite, elle confirme, s'il était encore besoin, qu'elle est aussi de gauche, puisqu'elle n'en parle pas non plus. Personne ou presque n'en aura donc parlé¹.
En fait, ce livre n'existe pas.
C'est dommage parce qu'on y trouve beaucoup de choses édifiantes et instructives. Celle-ci par exemple :

« Pourquoi sommes-nous socialistes ?
Par Joseph Goebbels

Le socialisme est la doctrine de la libération pour la classe ouvrière. Il favorise la montée de la quatrième classe et son incorporation dans l'organisme politique de notre patrie, et il est inextricablement lié à la rupture de l'esclavage présent, recouvrant la liberté allemande. Le socialisme, par conséquent, n'est pas simplement une question relative à la classe opprimée, mais celle de tous, pour libérer le peuple allemand de l'esclavage et est l'objectif de la présente politique. Le socialisme atteint sa véritable forme qu'au travers d'une fraternité de combat total avec les énergies d'avant-garde d'un nationalisme nouvellement réveillé. Sans le nationalisme il n'est rien, seulement un fantôme, rien qu'une théorie, un château dans le ciel, un livre. Avec lui, il est tout, l'avenir, la liberté, la patrie ! », p. 40.

Pour une future réédition nous proposons un autre titre à Jean Robin : « Le livre blanc de la gauche ». La gauche ayant manifestement pour vocation de torpiller tout ce qui maintient debout notre monde, ce livre n'est en somme que le catalogue de l'arsenal employé pour y parvenir. Avec une robe claire, même maintenu dans l'ombre, il devrait rester visible.

1. Si ce n'est Radio Courtoisie, belle exception qui confirme la funeste règle. Mais quelle est la portée de cette radio ?
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Le livre noir de la gauche, Jean Robin, Tatamis, 2012, 339 pages.

mardi 15 octobre 2013

Des immortels à l'agonie


« Il n'y a plus de place pour le glorieux ou le terrible. », p. 130.

De quoi la nuit est-elle porteuse ? La nuit, de nos jours (si on peut dire), fait-elle encore un pont entre les temps ? La nuit, la ténèbre qui offrait d'accéder aux passés oubliés, aux ères du feu et du bronze, à l'écoulement des lueurs de la lune le long des parois de pierre, les forteresses, les manoirs & les tombes. La nuit naturellement propice aux rêves et donc génératrice des mythes, plus simplement des histoires, de ces histoires récitées à la seule lueur d'un foyer ou d'une lampe chaude, rappelant des passés où toujours l'improbable est avéré et l'impossible accepté. Les nuits sont hors du temps, nous confie Bradbury par la bouche froide de ses créatures, car le temps est l'esprit de la lumière.

La nuit offrait de se souvenir et de prolonger les croyances. La nuit élevait les êtres à la perception de l'infini, à l'acceptation du mystère. La nuit, l'espace entre les astres, l'espace sans fin qui faisait qu'un enfant, dans le creux tiède de son lit, frissonnait à l'idée d'y penser, convaincu en son for intérieur que l'infini n'est pas à la portée de son esprit, que de trop vouloir se le représenter serait comme d'y être aspiré, de disparaître, de devenir fou. La vie, l'univers et le reste. Ce reste infiniment plus vaste que les deux premières inconnues.

Puis vint le temps des catastrophes. Le temps des lumières. La fin de la nuit et donc du passé, de tous les passés.

« Nous sommes à l'ère des découvertes et des révélations. Les images qui volent à travers les airs. Les sons qui suivent le vent. Des choses vues de beaucoup. Des choses entendues de tous. Des voyageurs sur les routes, par dizaine de millions. Aucune issue. », p. 187.

Nous sommes entrés dans l'ère du jour éternel et du présent pour toujours. Les mythes, tels des vampires bernés, se sont enflammés au contact de cette lumière nouvelle, pour ne laisser que des cendres. Il n'y a plus d'histoires à transmettre, plus de cette tradition orale qui forgeait les esprits et donnait à penser comme à croire. Ces souvenirs stylisés, qu'étaient-ils sinon l'amour pour l'autre ? L'amour véritable de l'homme du présent pour celui qu'il fut ou qu'il aurait pu être. Tous les peut-être qui font un homme. Tous les il était une fois qui ont emprunté un soir le chemin nocturne d'un conte étrange et merveilleux.

Débutés en nouvelles en 1946 et complétés, rassemblés puis achevés en 2000, ces souvenirs d'une famille d'immortels prirent donc un demi siècle à Bradbury pour trouver cette dernière forme. Un recueil-cercueil. Avec Charles Adams, ils se sont influencés et guidés mutuellement sans jamais parvenir, comme ils l'auraient souhaité, à composer à quatre mains cette famille. Chacun a fondé la sienne. Cinquante ans pour ces êtres baignés dans une nuit sans mesure n'auraient dû durer qu'une minute ; mais tout au long de ces cinquante ans la lumière est devenue chaque année de plus en plus forte. La nuit perdait du terrain et toujours les créatures devaient céder, reculer, s'enfouir davantage. Jusqu'à l'oubli.

« Jetés à la rue, nous autres, les terribles vagabonds de ce monde, nous nous sommes enlisés dans le goudron, les tourbières et les champs de l'incrédulité, du doute, du mépris ou de la franche dérision. », p. 107.

Mais de l'oubli, encore, on peut être tiré ; le hasard offre parfois de retrouver ce qui était perdu et de l'appeler à renaître. Tandis que ce jour perpétuel dans lequel nous sommes entrés ne veut plus de secrets. Tout est là, tout est donné, tout est à voir ; donc tout est vu. Il n'a plus de place pour le mystère ni plus de place pour quelque différence. Le jour fait briller l'indifférence. Et l'indifférence est bien plus redoutable que l'oubli.

« Aucune raison n'est nécessaire. C'est simplement la révélation du moment, les frayeurs et les excursions absurdes de la semaine, la panique d'une nuit ; nul n'avait rien demandé, mais on livre la mort et la destruction, tandis que les enfants sont assis, leurs parents derrière eux figés par un sortilège arctique de ragots superflus et de médisances inutiles. », p. 188.

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De la poussière à la chair, Ray Bradbury, Folio, 2006, 224 pages.

dimanche 29 septembre 2013

Ne t'en va pas, Français.


« Elle l'amène dans sa maison, une maison basse comme seules celles du delta le sont, avec une grande porte et un toit presque plat, et le guide jusque dans une petite pièce, au fond.
   — C'est vrai, demande-t-elle, vous êtes Français ?
   — Bien sûr !
   — Alors, vous êtes catholique ? Elle attend la réponse avec une visible anxiété, comme si elle craignait un non.
   — Vous comprenez, ajoute-t-elle aussitôt, « ils » nous disent que le peuple français est communiste, comme eux. Vous êtes catholique ?
   Jacques comprend aussitôt que, ce que souhaite la femme, ce n'est pas seulement un démenti de la propagande du commissaire politique, mais encore qu'il reste, lui, le Français catholique, un défenseur des pauvres gens de ce pays, catholiques comme lui.
   — Oui, madame, répond-il simplement, en la regardant en face.
   Alors, soulagée, la vieille s'approche d'un grand panneau représentant un hiératique « Hô Chu Tich » qu'elle roule vers le haut. A sa place, apparaît une reproduction de la « Vierge miraculeuse ». Avec un grand sourire, à la fois complice et attendri, elle la désigne à Jacques. Puis, se recueillant, elle fait un grand signe de croix, attend que Jacques en ait fait autant, s'agenouille et récite :
   — Je vous salue, Marie pleine de grâce...
   Ému, la gorge serrée, Jacques se prend à réciter, lui aussi, les paroles oubliées depuis son enfance. En même temps, lui apparaît, comme s'il en était le spectateur, la scène de cette Vietnamienne perdue en pays communiste et de ce prisonnier, agenouillés en clandestins, unis par une prière.
   Il se lève lorsque l'invocation est finie, et se prépare à s'en aller. Mais la vieille le retient :
   — Ne t'en va pas, Français. Il y a longtemps que je voulais parler avec vous. Mais vous partez tout le temps, trop vite. Il faut que toi, tu restes et que tu écoutes une vieille femme.
   Sans parler, Jacques hoche la tête.
   — Écoute-moi, soldat français. Il paraît que vous avez perdu la guerre. Je ne sais pas si c'est vrai ou si c'est un mensonge, mais si c'est vrai, il ne faut pas que vous partiez. Les soldats, eux, peuvent s'en aller. Personne ne les pleurera. Les soldats vietnamiens et les soldats français aussi. Il ne faut plus de soldats dans ce pays. Mais il faut des Français. Il faut que vous restiez avec nous. Pour nous aider, pour nous instruire, pour ramener la prospérité. Mais aussi pour nous défendre. Car, si vous partez, tous les communistes viendront et nous feront mourir. Ils sont pires que la guerre. Pires et plus méchants que les soldats. Ils sont menteurs, ils nous volent tout en nous disant que c'est pour la communauté ou pour la guerre. Et quand il n'y aura plus ni communauté ni guerre, ils trouveront une autre excuse pour nous voler. Il faut que vous restiez pour empêcher cela. Avec des fusils, ce n'est pas possible. Avec votre drapeau, cela l'est encore.
   Elle s'interrompt un instant, reprend son souffle, puis regardant Jacques avec un sourire malicieux, elle reprend :
   — Tu te demandes pourquoi je te dis tout cela ?
   — Je crois comprendre, dit Jacques, vous avez encore confiance en nous, même si nous ne sommes que de pauvres prisonniers, sans forces ni pouvoirs. Je me demandais surtout comment il se fait que vous parliez si bien français.
   — Je vais te le dire. Il y a longtemps, quand j'étais jeune, j'ai été la femme d'un capitaine. Il était au poste de Tuyen Quang et commandait le poste. Un jour, les Japonais sont arrivés, ils ont emmené le capitaine. Jamais il n'est revenu. Mais moi, je suis restée dans le pays et je pense toujours qu'il faut que j'y reste : c'est comme si la France était encore présente.
   Elle se lève et s'éloigne. Quand elle revient, elle porte une photo devant elle. Une photo jaunie, où on voit, côte à côte, une élégante Tonkinoise en chapeau plat, et un officier moustachu en casque colonial. »
p. 285 à 287.

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2ème classe à Diên Biên Phu, Erwan Bergot, La Table Ronde, 1964, 328 pages.

samedi 28 septembre 2013

Un Parker à coups de bath



L'éditeur Rivage est parti pour rééditer la série complète des Parker. Bien lui en prend, mais alors de grâce ! qu'il dépense un peu plus d'argent pour faire retraduire les premiers épisodes, on lui en sera éternellement reconnaissant !
Paru en 66 dans la Série Noire, le Septième pâtit d'une traduction qui relève, comme souvent (toujours ?) à l'époque et dans cette collection, du pur sabotage. Les dialogues sont gros d'un argot franchouillard horriblement daté, au point de faire de Parker un titi parisien qui cause comme Montand dans la chanson de Bilbao, et qui, lorsqu'il tombe sur deux flics, les baptisent Zig et Puce (dans la v.o. il les appellent Mutt et Jeff, on comprend donc la malheureuse tentative du traducteur : singer l'auteur et donner aux flics les noms de deux personnages de bd connus du lecteur. Mais Zig et Puce sont des gamins flanqués d'un pingouin, ils évoluent dans un monde où tout finit toujours bien, on est très loin de l'ambiance de cette série ; tandis que Mutt et Jeff sont des losers, à l'occasion policemen, ce qui colle mieux avec l'univers Parker).

Parker se planque chez une nana. Il a piqué avec six autres la recette d'un match de rugby. Un coup plutôt bath et une grosse galette à partager entre sept. Le temps que ça se tasse, Parker garde l'oseille. Manque de pot, en son absence un cave tue la pépé et décanille avec le pèze. L'enflé appelle même les condés pour tenter de faire porter le bada à Parker. Celui-ci s'en sort et rejoint dare-dare les autres pour leur annoncer la couleur. Gros rififi en perspective chez les truands ! 
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Le septième, Richard Stark, Rivages, 2004, 248 pages.

dimanche 15 septembre 2013

L'incorruptible


Ils ne seraient pas, si le succès leur souriait, vainqueurs pour ce seul jour, mais à jamais. Ils sauraient demain avant la nuit qui, de Rome ou de Carthage, dicterait sa loi à tous les peuples ; et ce ne serait pas l'Afrique ou l'Italie, mais le monde tout entier qui serait le prix de la victoire. 
Tite-Live, XXX, 32.



Ça débute comme le Cheval rouge du même auteur : un tableau de travail au champ, deux hommes, un jeune (Caton) et un vieux, ils cessent un instant leur labeur pour souffler. Ils parlent de la guerre. Cette image biblique de « la terre et du travail des hommes » tient autant du bonheur de Corti, qui admire la noblesse du paysan (il fait le blé qui fera le pain ; il est le socle de la société), que de celui de Caton, qui se soucie avant tout de l'exemple qu'il donne. Tout homme, même destiné aux plus hautes fonctions, doit pouvoir être aussi un paysan et, nous verrons, un soldat. Caton guide la charrue et ne restera pas paysan, il le sait, mais il veillera toute sa vie à se replacer de temps à autre derrière le soc, pour l'exemple :

« C'est cette mentalité que tu dois faire tienne, en te rappelant que notre force, à nous autres Romains, nous est toujours venue de notre esprit paysan, et que ce n'est que dans les moments où Rome s'est éloignée de cet esprit que les choses ont mal tourné. Mon fils, comprends-tu bien ce que je veux te transmettre ? C'est la forma mentis qui a fait la grandeur de Rome. », p. 286.

Publié en 2005, longtemps après l'euthanasie de Cinecitta par Berlusconi, Corti a fait le choix du « roman en image », c'est-à-dire d'un roman composé comme un scénario de film où la part belle est donnée aux dialogues, tandis que les descriptions introduisent chaque scène, parfois précisant le placement de la caméra, mais sans que cette forme particulière n'assèche le roman (ce n'est pas pour autant du « intérieur nuit / extérieur jour ») ; bien au contraire, c'est une réussite visuelle. Le livre est complété par des médaillons venant préciser le fond historique : les guerres puniques, l'histoire de Rome, un portrait d'Hannibal, un autre de Scipion l'Africain, etc. Ainsi que par des digressions parfois hardies de l'auteur, nous y reviendrons.

Les murs des églises sont des livres d'images et les évangiles sont pleins de paraboles qui sont autant d'images. L'image, de tous temps, a servi de vecteur. Corti a donc choisi d'écrire des images pour éclairer son sujet et en précipiter la transmission. Et ce sujet quel est-il ? En contant la vie remarquable de Caton l'Ancien, l'auteur taille une autre pierre d'angle, un de ces hommes qui est davantage qu'un homme, car il est un modèle pour tous les autres.
Contemporain des illustres Hannibal et Scipion l'Africain, Marcus Porcius Caton (234-149 avant J.-C.) n'était pas un moindre chef de guerre. Il commença sa longue carrière par les armes et connut à quarante ans le triomphe, tandis que dans son dos, sur le char, un esclave d'état remplissait la double fonction de le coiffer des lauriers d'or, tout en lui rappelant, au plus fort des acclamations, qu'il n'est qu'un homme.
Précaution légale (et admirable !) mais inutile ici, car s'il en fut un qui jamais n'oublia sa nudité, c'est bien Caton. L'orgueil est effectivement le piège principal de l'homme civilisé. Nous sommes dans la République romaine et sous le regard inquiet de Caton et de quelques autres de ses alliés, celle-ci montre des premiers signes de décadence.

Quel est l'ennemi ? quel est le mal ?
Caton pointe deux figures. La première est représentée par Carthage, dont toute la vie sociale et politique est basée sur l'économie. Carthage voue un culte à l'argent et à la matérialité, jusqu'à monnayer ses propres enfants au culte de Moloch. Corti risque le rapprochement idéologique de Carthage avec Marx :

« Oserons-nous proposer un parallèle moderne ? En espérant que cela ne semblera pas trop extravagant, nous proposons la forma mentis de Karl Marx, qui partait du présupposé que c'est l'économie qui détermine la totalité de la réalité humaine - y compris la conscience et la nature même de l'homme. », p.21.

Il explique l'antagonisme qui en découle :

« Selon nous, la grande aversion, si souvent manifestée, d'Hannibal à l'égard du monde romain provenait de ce qu'il percevait à juste titre l'inconciliabilité entre la forma mentis de ses compatriotes carthaginois - où, comme on l'a dit, tout était déterminé par l'économie - et celle des Romains, peuple à cette époque encore inculte, mais déterminé par le sens de la justice (donner à chacun son dû), et en conséquence par le sens du devoir, voire si c'était nécessaire à l'encontre de l'utilité (à l'encontre de l'économie). », p.22.

Cette inculture romaine conduit à la seconde figure maléfique que Caton n'aura de cesse de dénoncer et combattre : la culture grecque. Plus dangereuse encore que la première pour le censeur Caton, car les Grecs n'étaient pas ennemis de Rome ; tandis que les légions pouvaient écraser et raser Carthage, l'épée ne pourrait rien contre la corruption helléniste :

« C'est ainsi qu'au cours de l'année 162 a éclaté l'affaire dite des rhéteurs grecs. Aux idées répandues, particulièrement parmi la jeunesse, par les mille otages grecs internés en Italie, étaient venus s'ajouter les enseignements des maîtres de rhétorique que les grandes familles, l'une après l'autre, avaient fait venir de Grèce. Il s'ensuit qu'à partir d'un certain moment avait commencé à gagner du terrain un phénomène nouveau, jamais vu jusqu'alors : beaucoup de jeunes laissaient voir qu'ils ne supportaient plus les orientations de leurs pères. », p.339.

Ainsi Caton percevait dans la popularité grandissante des idées grecques un danger pour les valeurs typiquement romaines : la virtus, la fides, la pietas, la magnitudo animi :

« C'étaient là les piliers de l'identité romaine. La virtus était la valeur militaire indissociable de la valeur civique, propre à l'homme ou vir, la pietas sa relation convaincue à la divinité, la fides était la fidélité sans faille à la parole donnée : l'observance de toutes ces valeurs engendrait la magnitudo animi ou grandeur d'âme. », p.215.

Hannibal Barca, Scipion l'Africain, Caton l'Ancien.
Un passage de l'histoire de l'humanité où se rencontrèrent trois hommes exceptionnels, sans lesquels l'histoire ne serait pas la même ; de ces hommes déterminants que ramasse si bien la formule de Pascal : Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé.
Les trois s'en allèrent avec la pensée qu'ils avaient échoué ; les grands hommes en effet retombent toujours, soit par orgueil à la façon d'Icare, soit sous la dilution du nombre. Hannibal s'est donné la mort avant d'être pris ; Scipion, injustement honni par ses compatriotes, s'est exilé ; Caton est mort d'épuisement dans sa lutte pour inverser la chute morale de la République.
Caton, seul des trois à ne pas avoir abandonné, Caton l'impitoyable et l'incorruptible, Caton que seule la corruption de l'âge pouvait terrasser. Mais malgré l'excès qu'il porte en lui, malgré la fermeté inhumaine qui le caractérise, on ne peut le rapprocher d'un Robespierre, car Caton n'est pas un destructeur ; bien au contraire, il lutte pour préserver, face au changement de civilisation qui s'opère, ce qu'il sait être bel et bon : la beauté de la grandeur morale des anciens, la beauté de l'humilité indispensable à la survie du cœur.
Il savait que la mentalité permissive venue de Grèce ouvrirait les portes au culte de l'argent de Carthage, et que cela détournerait le droit romain de l'idéal de justice dont il était porteur. À commencer par l'avocature qui cesserait d'être gratuite. Le puissant pourrait légalement écraser le plus faible. Bientôt des empereurs naîtraient...


Vingt-deux siècles après, Carthage est bien installée parmi nous. L'économie est le cœur de notre espace moderne. Virtus, fides et pietas sont traînées dans la boue. La vie et la mort se règlent par chèque ; on vous fera même crédit. Tout est négociable. Enfin, le ventre crématoire du Moloch est de nouveau adoré et chaque année lui sont donnés en pâture presque autant de bébés qu'il y eut de morts durant la Seconde Guerre Mondiale...

Le genre humain attend de voir si c'est vous [Romains] ou les Carthaginois qui dirigerez le monde. Tite-Live, XXIX, 17.


Malheureusement, nous pouvons répondre à Tite-Live.
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Caton l'Ancien, Eugenio Corti, Fallois/l'Age d'Homme, 2005, 387 pages.

samedi 31 août 2013

La sellette



« On veut que la terre, cette créature maudite de Dieu à la chute d'Adam, redevienne un Paradis de volupté désormais arrosé, non plus des quatre fleuves de l'Éden, mais des deux torrents de la concupiscence moderne : le Pactole et... le Rubicon. Pour concourir à cette désirée irrigation, toutes les forces vives, toutes les facultés supérieures de l'homme sont brutalement frappées de réquisition et forcées de s'immoler elles-mêmes sur les autels brûlants du Moloch nouveau dont l'effroyable masque antique s'est légèrement adouci et qui s'appelle maintenant le Progrès indéfini. », p.23.

Bloy développe deux réflexions. L'une, sur la réception de l'apparition de la Vierge à la Salette par « l'opinion ». L'autre, sur ce qu'Elle est venue dire au monde. La Vierge ne parle que six fois dans l'Evangile. Six paroles suffisantes. Six paroles qui répondent aux six paroles du Christ en sa Passion. Bloy nous alerte par conséquent, bien que ce soit une manière de tocsin sonné bien après le désastre : Marie a dit dans l'Evangile tout ce qu'Elle avait à dire, or voilà qu'Elle revient parler aux hommes, par l'intermédiaire de deux petits paysans, « deux imperceptibles cailloux humains roulés sur le flanc [d'une] montagne inconnue ». Tout d'abord une affirmation : Qu'est-ce qui peut expliquer cette apparition, sinon l'urgence ?

« Découronner Marie de sa souveraineté universelle, c'est attenter à la gloire de Dieu, c'est interrompre autant qu'on le peut, le courant de la grâce, en destituant la nature humaine de toute participation à la vie divine. C'est le crime de Satan mesuré à la taille de l'homme et le refus de soumission qui nous est reproché à la Salette n'est pas autre chose que l'aliénation plus ou moins complète de notre liberté. », p. 105.

Ensuite les craintes : Qui donc a entendu ? Qui donc s'en est ému ? Que faisaient les puissants de ce monde tandis que la Vierge Marie apparaissait à la Salette ? Surtout, qu'ont-ils faits après et, plus encore, qu'ont-ils faits depuis ? Trente-trois ans séparent l'apparition du moment où Bloy rédige son texte. Très peu en ont parlé, plus rares encore sont ceux qui en ont tenté une analyse. Y a-t-il eu remise en question ? Et puisqu'il semble bien que non, quel sera le prix de ce mépris ? Que devrons-nous payer pour avoir encore une fois repoussé la main de Dieu, pour L'avoir de nouveau humilié ? Faut-il penser à ce que Bloy ne verra pas et qu'il prophétise :

« J'ai pensé qu'il pouvait être utile, aux approches évidentes des derniers temps du monde et sous la menace des exterminations universelles, de tenter un effort nouveau pour attirer à la lumineuse méditation des Textes Sacrés les âmes égarées dans le labyrinthe pestilentiel des littératures simplement humaines... », p. 201.

Ce texte, écrit 35 ans avant la Grande Guerre qui acheva Bloy, et en laquelle il a de toute évidence cru contempler les exterminations universelles, Bloy le garda toute sa vie sous le coude, sans pouvoir l'achever, pour la raison simple qu'un tel travail d'exégèse ne pouvait être épuisé.

« Entre l'homme revêtu involontairement de sa liberté et Dieu volontairement dépouillé de sa puissance, l'antagonisme est normal, l'attaque et la résistance s'équilibrent raisonnablement et ce perpétuel combat de la nature humaine contre Dieu est la fontaine jaillissante de l'inépuisable Douleur. », p.27.

A la Grande Guerre a succédé un cataclysme qui dépasse les superlatifs. La Première a eu des noms : la Grande ou la Der des Ders (la dernière, promis, juré, craché, et cette promesse à qui était-elle faite, sinon à Dieu ?) ; on peut nommer ce que l'on reconnait, ce qui appartient encore à l'échelle humaine. La Seconde n'a pas eu de nom, elle est restée l'innommable. La Première Guerre Mondiale était la Grande, la Seconde fut au-delà, elle n'a pu être qualifiée. Nous vivons donc au-delà de cet au-delà. Mais où sommes-nous donc ?

Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller la main de mon fils.

« Ainsi le mépris pour la Mère de Dieu, depuis Salomon jusqu'à Saint Paul, chemine à travers trente générations, de la Mort au Néant, et c'est, dans le sens effroyable des repentirs divins, le progrès du Bras de Son Fils. Aucun artifice de langage ne traduirait convenablement la quantité de menaces contenue dans cette expression si étrangement redoublée : La lourdeur et la pesanteur du Bras de Mon Fils ! Et il semble que la terreur doive monter à son comble quand la Gloire de Dieu vient nous dire en pleurant qu'Elle ne pèse plus assez lourd et que ce Bras va tomber sur nous ! », p.120-121.

A-t-elle finalement pesé encore assez pour qu'il restât quelque chose des enfants de Dieu à l'issue de la Première Guerre ? Lors de la Seconde, c'est tout le bras de Jésus Christ, sans plus rien pour le retenir qui s'est abattu ? La seconde n'a pas d'autre nom, l'homme s'y est dépassé, il n'a pas tenu sa promesse, ce n'était pas la Der des Ders, et l'homme a renoncé à sa liberté pour écraser la Mère de Dieu, pour écraser tout.

La deuxième partie du livre, Paraphrase du Discours, est d'une approche plus délicate.
Bloy corrèle les dernières mots des sept martyrs du second livre des Maccabées avec les sept douleurs de la Vierge. Difficile de se faire une idée sur une telle interprétation, sinon qu'elle rejoint la principale cause de l'insoumission du peuple sur laquelle le bras de Jésus Christ s'abattra. Ce ne sera pas par manque de sentiment :

« Au contraire, il n'y eut jamais de siècle plus sentimental. Depuis le Directoire où commença la grande ère du sentiment, jusqu'à notre charmante époque d'oligarchie municipale qui va remplacer définitivement la charité chrétienne par le sentiment supérieur d'une philanthropie administrative et républicaine, on peut dire si le sentiment, dans tous ses genres de manifestation, nous a jamais manqué. », p.107.

Ni par manque d'intelligence :
« N'avons-nous pas avalé toutes les formules et dépassé tous les systèmes ? Depuis l'enthymème cartésien jusqu'à la singerie de M. Littré, quel chemin ! », p. 109.

Ce que la Vierge identifie à la Salette et qui est cause de la chute de son peuple, c'est l'absence de volonté :
« Les goujats escaladent de toutes parts la civilisation. Les aristocraties s'éteignent comme des flambeaux épuisés autour du catafalque solitaire de la Noblesse humaine décédée. Les rois n'ont plus la force de soutenir leur diadème et s'évanouissent sous le fardeau de leur dérisoire Majesté. », p.111.

Aujourd'hui, tandis que l'état français est à la veille de prêter son armée à l'Islam pour anéantir, entre autres, les derniers chrétiens d'Orient, il est visible qu'il ne nous reste rien, plus d'honneur, plus de pays, plus de courage, la fille aînée de l'Eglise s'est mise au tapin ; et bientôt nous perdrons aussi notre langue puisqu'il est si bien dit qu'une langue, c'est un dialecte et une armée (Weinreich). Sans armée pour le défendre, le français sera bientôt lettre morte. Et par suite tout ce que nous aurons écrit.

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Le symbolisme de l'Apparition, Léon Bloy, Rivages, 2008, 218 pages.


vendredi 30 août 2013

Missiles dominici




On retrouve Rem Tolkatchev, le marionnettiste en chef des services secrets russes. C'est un personnage qui sait ce qu'il fait, qui sait pourquoi il agit et qui n'a besoin pour exister de rien d'autre que du succès des opérations qu'il organise. Par cela il est incorruptible et par cela il semble ne plus avoir d'équivalent à l'Ouest ; Ouest personnifié, qu'on le veuille ou non, par notre ami SAS, le bougre étant la parfaite antithèse de l'incorruptibilité. 

Depuis 1965, ses capacités sexuelles sont infatigables, par contre on ne perçoit plus guère de capacités intellectuelles, ni létales, ni finalement morales. Les scènes de cul sont autant d'abîmes dans le récit. SAS est sous l'emprise d'une malédiction qui l'oblige à voir en chaque belle femme, un tonneau des Danaïdes qu'il doit remplir de sa semence. Toute affaire cessante. Quels que soient les enjeux du moment, quels que soient les risques encourus. Il arrête tout, il oublie tout, il n'est même plus là. De nouveau, le pauvre est tombé dans un trou. La réalité des histoires SAS est ainsi percée de trous dans lesquels le héros, d'un comique involontaire, tombe toujours et desquels il remonte tout humide un peu plus tard, à la force de ses petits bras, toujours un brin groggy, toujours se demandant en regardant le ciel : où en étais-je ? 

Les américains qui se prennent les pieds dans le tapis, qui ne savent pas trop où ils vont. Le FBI qui fabrique un terroriste pour s'attribuer ensuite le mérite de son arrestation. Mauvaise idée, bien sûr. Des missiles sol-air Igla S qui disparaissent. La CIA prête à trahir son pays si ça peut faire du tort au FBI. Le prince Malko Linge qui ne sait pas trop ce qu'il fait là-dedans et pointe son pistolet à boules sur tout ce qui peut se poser sur de hauts talons.
Avec de tels patachons, on ne se sent guère en sécurité et cet épisode donnerait bien envie de demander la naturalisation russe.

Au fil des épisodes, se dessine un portrait à charge des Etats-Unis et de ceux qui les suivent, pour reprendre la formule de Chauprade. A mesure que le nihilisme gauchiste (toujours Chauprade) se déploie, dispensant ses adeptes de toute remise en question, l'action politique des membres de l'Otan passe par un jeu paradoxal de lettres de cachet scellées du sceau du bien, et remises au suffrage d'une populace conditionnée par une addiction consumériste à faire ouioui.
Le bien : « Ce qui correspond aux aspirations essentielles de la nature humaine » (définition du TLFI). Jamais ce substantif n'a eu moins de sens qu'aujourd'hui, tant il est manifeste que l'idéologie qui nous accable n'oeuvre pas au nom de la nature humaine (qu'elle ignore), moins encore, par conséquent, pour son essence.

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Igla S, Gérard de Villiers, 2012, 320 pages.

jeudi 22 août 2013

Contre les mensonges



S'il est un livre à ne pas manquer cette année, c'est bien celui de Richard Pipes. Rares sont les mises au point aussi lumineuses et concises pour un sujet aussi vaste.

L'historien américain, spécialiste de la Russie, livre une synthèse de ses deux maîtres ouvrages : La révolution Russe et La Russie sous le régime bolchevique, dont les 1350 pages de preuves, d'explications et de sources irréfutables sont ici concentrées en 118 pages accessibles à tout public.
La désinformation a la vie dure et la démarche de Pipes est frappée au coin du bon sens : mieux que le milieu universitaire, l'opinion du grand public est à même de déchirer une bonne fois pour toutes le voile de mensonges patiemment ourdi par les révisionnistes. Pour ce faire, Pipes a rédigé ce petit livre fulgurant, boulet d'un canon forgé par une vie de recherche, étendard d'un solide porte drapeau, comme on voudra. 

Trois parties qui livrent les réponses à trois questions : 
- pourquoi le tsar est tombé ? 
- pourquoi les bolcheviques ont pris le pouvoir ? 
- pourquoi Staline a succédé à Lénine ? 

A ces trois questions le courant révisionniste martèle ceci : 
- la chute de l'Empire était inévitable parce qu'il était pourri, il n'aurait pas pu se maintenir ; 
- la victoire des bolcheviques était inéluctable parce qu'ils étaient portés par la volonté de tout un peuple ; 
- la victoire de Staline est un accident. 

Trois réponses que réfute Richard Pipes. Il démontre au contraire que :
- le tsar a surtout manqué de courage et d'un entourage volontaire ;
- la Révolution russe n'a de révolution que le nom, il s'agit en fait d'un vulgaire coup d'état chanceux mené par une poignée d'hommes, dans l'ignorance absolue du peuple ;
- l'emprise de Staline était inéluctable car le système mis en place n'allait à personne mieux qu'à lui.

La victoire de Lénine n'a tenu à presque rien et l'attentat manqué de Fanny Kaplan, s'il avait réussi, aurait tué dans l'oeuf le communisme. Les balles n'ont touché aucune partie vitale. Fanny Kaplan était myope et on se prend à imaginer un début d'uchronie où, en préparation de son attentat, Kaplan se ferait prescrire une bonne paire de lunettes.

Lénine est tué. Le communisme n'existera pas. Staline tel qu'on l'a connu non plus. Les millions de paysans d'Ukraine auront vécu. Le nazisme, qui a remporté les élections principalement sur la crainte du communisme, n'aura pas existé et Hitler aura vivoté de ses tableaux. Pas de 2e guerre mondiale. Pas de Shoah. 60 millions d'hommes épargnés. Pas de Chine maoiste, pas de Pol Pot, de Castro, etc.
Mais voilà, Fanny Kaplan était myope.

Et puis le premier pourquoi n'est pas moins troublant.
Le tsar aurait accepté les mesures sociales réclamées par son peuple. Il aurait de même répondu favorablement aux demandes répétées d'alliance par l'Allemagne et l'Autriche. Les Allemands gagnaient la 1er Guerre Mondiale. Quid de l'avenir de la France ? Ich bin ein Pariser?... Lénine ne trouve aucun soutien, il est éliminé par les Blancs. Le communisme ne sera pas, etc.

S'il est un des moments décisifs de l'Histoire moderne, c'est bien cet instant, dans cette usine, sous l'oeil trouble de Fanny Kaplan, la balle qui rate son but. Si elle l'avait atteint, le monde serait radicalement différent,  aucun de nous ne serait ce qu'il est aujourd'hui ; et jusque dans les plus infimes ramifications, ce billet n'existerait pas.

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Les trois pourquoi de la Révolution russe, Richard Pipes, Editions de Fallois, 2013, 118 pages.

mercredi 21 août 2013

Shibumi




L'auteur dépeint un univers cynique où "l'Occident", campé par les agences gouvernementales américaines, est manipulé par une organisation secrète omnipotente dénommée MOTHER COMPANY, bras armé des multinationales du pétrole. Cette machination caricaturale permet à Trevanian de laisser libre court à son goût pour les mises en boîte, ridiculisant au travers de scènes truculentes mais vite répétitives, la CIA et consorts.
Comme les pays producteurs de pétrole sont en majorité arabes et que la MOTHER COMPANY travaille avec l'OPEP, il faut bien évoquer un peu les Arabes. L'auteur flanque donc les Américains d'un Arabe, en la personne d'un espion stagiaire stupide, dont la seule mission semble être de bien comprendre les blagues sexuelles du représentant de la CIA. Des gardiens de chèvres, voilà ce que sont les Arabes et ce qu'ils seront toujours, nous fait bien comprendre l'auteur.
Le plus gênant dans ce lourd dispositif, c'est que l'attaque ne vise pas seulement un fantasmatique sentiment de supériorité des Occidentaux, objectif qui serait déjà douteux, pour ne pas dire fatigant. Ce que l'auteur a en ligne de mire n'est rien moins que l'homme occidental en lui-même, le Blanc. Chez Trevanian, le Blanc est cynique, poltron et intéressé. L'Arabe est un sous-homme, le Noir probablement moins que ça encore. Ces deux races méritent à peine qu'on en parle. Le problème, c'est le Blanc. La misanthropie de l'auteur ne trouve son maître qu'en l'homme "oriental", à condition qu'il soit japonais, et à condition que ce Japonais n'ait pas été infecté par les humeurs occidentales. Le seul homme qui tienne est donc le Japonais gardien des valeurs traditionnelles de son pays. Un homme inflexible, plus flegmatique qu'un Monty Python face à la douleur, maître du jeu de Go...

Pour exprimer cela, Trevanian donne vie à un personnage tout en superlatifs, Nicholaï Hel, né d'une Russe et d'un Allemand et élevé par un Japonais. Hel est super fort en tout, il a le don des langues, il ne fait pas son âge, il est capable d'entrer en extase pour se régénérer, il a le don de proximité (un sixième sens qui lui permet de localiser mentalement tout ce qui l'entoure, surtout les menaces), il est super souple, il n'a pas peur du noir, ce qui lui permet d'être le meilleur spéléologue du monde, il est super créatif, il baise comme un Dieu, il peut tuer un homme avec n'importe quoi, etc. Bref, ce mec est super. Qui plus est son métier est "juste" : Nicholaï Hel est un tueur à gage qui n'élimine que des terroristes. C'est évidemment le meilleur dans sa partie. En fait c'est l'homme le plus dangereux du monde.
Bon.
Le don des langues est l'un des attributs du diable et ce héros qui n'aime rien tant que les profondeurs de la Terre, par son patronyme évocateur, par sa vie de château et son secret, par la fascination qu'il inspire à ses adversaires, par le pouvoir de nuisance qu'on lui prête, serait presque une incarnation du Prince de ce monde, n'était cette impression que Trevanian, lui-même spéléo, lui-même reclus des Pyrénées, rêvant d'atteindre comme son personnage l'état de Shibumi (sorte de détachement parfait), s'est grossièrement livré à une manière de portrait de l'artiste tel qu'en lui-même espéré. Mais peut-être se prenait-il pour le diable en personne ?

Ce qui sous-tend l'ouvrage c'est un mépris, un dégoût même, pour le faible (physique ou moral), et pour toute loi qui prendrait en considération celui-ci. La religion chrétienne est naturellement et comme toujours une cible de choix.
Reste quelques remarques assez piquantes sur les travers de la société de consommation, le politiquement correct, l'antiracisme. Le roman datant de 1979, on ne peut retirer à son auteur ses talents d'observateur, mais ça ne le rendra pas moins ricanant, ni plus respectable.



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Shibumi, Trevanian, Gallmeister, 2008, 443 pages.

jeudi 15 août 2013

Le sergent dans la neige


« Le lieutenant voulut tirer un coup de pistolet pour s'assurer que les sentinelles ne dormaient pas. Son arme fit : clic. J'appuyai sur la gâchette de mon mousqueton et le mousqueton fit : clic. Il me dit alors de lancer une grenade à main et la grenade ne fit même pas : clic. Elle s'enfonça dans la neige sans le moindre bruit.
   Il faisait un drôle de froid. », p. 24.

Les soldats de l'Axe fuient les terres russes, vaincus à leur tour par un hiver inimaginable. Se battre contre des hommes par -40°. Imagine-t-on ? L'homme n'est plus l'ennemi, l'ennemi n'est plus un homme. Les soldats se battent contre le froid et la faim, ils attaquent les Russes, non plus pour les terrasser, mais pour gagner un abri, un toit, un lit de paille et un poulet à rôtir. La lutte qui les opposait les beaux jours a moins encore de sens dès lors que le ventre crie famine, que les mains et les pieds gèlent. D'ailleurs, quand on y regarde de près, la question du sens ne se posent jamais à ces Italiens et ces Allemands. Leur présence, les cadavres qu'ils génèrent, leur épaule chargée de lourdes armes d'acier, les marches forcées. Si tout ça avait du sens, ils en chercheraient le chemin dans les moments de doute. Or ça ne se fait pas. Dans les moments durs, ils voient le pays, un café au lait, un bon lit avec des draps ; ils revoient le soleil. Ils ne savent pas ce qu'ils font là, mais ils se relèvent toujours, mettent un pied devant l'autre, ils marchent. Ils marchent comme marchait le sergent Bourgogne cent trente ans auparavant, dans une autre déroute ; ils marchent sans fin et presque au hasard dans l'obscurité glacée. Les conditions sont les mêmes, les enjeux tout aussi ignorés. Survivre, voilà, c'est bien tout. Ils sont venus là pour en revenir et penser à ceux qui y seront restés.
Ils en oublient même la guerre parfois. Sven Hassel avait conté l'un de ces moments étranges où les ennemis s'oublient et se rejoignent pour partager un plan d'eau et s'y baigner dans de grands éclats de rire. Puis, rafraîchis, ils s'en retournaient, chacun derrière sa mitrailleuse, et reprenaient le massacre. Ici, le sergent Rigoni, affamé, la neige jusqu'au genoux, slalome entre les balles, frappe à la porte d'une isba, entre :

« Il y a là des soldats russes. Prisonniers ? Non. Ils sont armés. Et ils ont l'étoile rouge sur leurs bonnets ! Moi, je tiens mon fusil. Pétrifié, je les regarde. Assis autour d'une table, ils mangent. Ils se servent en puisant dans une soupière commune, avec une cuiller en bois. Et il me regardent, la cuiller immobilisée à mi-chemin de la soupière. Je dis : "mnié khocetsia iestj." Il y a aussi des femmes. L'une d'elles prend une assiette, la remplit de lait et de millet à la soupière commune, avec une louche et me la tend. Je fais un pas en avant, j'accroche mon fusil à l'épaule et je mange. Le temps n'existe plus. Les soldats russes me regardent. Les femmes me regardent. Les enfants me regardent. Personne ne souffle. Il n'y a que le bruit de ma cuiller dans l'assiette. Et de chacun de mes bouchées.
   - Spaziba, je dis en finissant.
   La femme reprend l'assiette vide que je lui rends et répond simplement :
   - Pasa Usta.
   Les soldats russes me regardent sortir sans bouger. [...] C'était tellement simple. Et les Russes étaient comme moi, je le sentais. Dans cette isba venait de se créer entre les soldats russes, les femmes, les enfants et moi, une harmonie qui n'avait rien d'un armistice. C'était quelque chose qui allait au-delà du respect que les animaux de la forêt ont les uns pour les autres. Pour une fois, les circonstances avaient amené des hommes à savoir rester des hommes. », p. 162 à 164.

Des hommes étonnés par leur nature bonne et prenant conscience que c'est sur le champ de bataille qu'ils composent, tandis que pour eux-même ils inclinent à la fraternité, à la soupe partagée. Et parmi ces hommes poussés au pire, il en est certains comme Rigoni, comme Bourgogne ou Hassel, qui malgré l'épuisement, la faim, le froid et les blessures, ont encore la force d'écarter l'horreur et d'atteindre l'autre autrement que par le fer et le feu. 

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Le sergent dans la neige, Mario Rigoni Stern, 10/18, 1995, 191 pages.

dimanche 11 août 2013

En rade, de Huysmans





« Comme elle était avachie ! il est vrai que les hommes se la repassent depuis tant de siècles ! au fait, quoi d'étonnant ? La Vérité n'est-elle pas la grande Roulure de l'esprit, la Traînée de l'âme ? Dieu seul en effet sait si, depuis la genèse, celle-là s'est bruyamment galvaudée avec les premiers venus ! artistes et papes, cambrousiers et rois, tous l'avaient possédée et chacun avait acquis l'assurance qu'il la détenait à soi seul et fournissait, au moindre doute, des arguments sans réplique, des preuves irréfutables, décisives. », p. 196.

Le pauvre Jacques Marles, pour fuir ses créanciers parisiens, s'enfonce dans les terres de Provins avec femme et bagage, et l'idée vague que la campagne leur fera du bien, lui pour se faire oublier, elle pour revigorer une santé difficile. Ils sont plus ou moins accueillis par Antoine et Norine, parents éloignés de Louise, des paysans vivant à l'ombre d'un château en ruine. Chassé de Paris par les ennuis d'argent et la férocité des hommes, Jacques rêvait d'une thébaïde et peut-être aussi, à l'instar d'un Lévine, chez Tolstoï, espérait-il connaître la vie simple et juste du paysan. Sauf qu'ici comme ailleurs, tout se paye, et même un peu plus cher. On les accueille, mais on ne leur offre rien ; le château mis à leur disposition est insalubre et les deux paysans se révèlent aussi bestiaux que filous, dépossédés de la moindre pitié. Nos deux parisiens sont des touristes avant l'heure que les ruraux vont s'ingénier sans finesse à tondre. Jacques et Louise ont fuit les goules de la ville pour les ogres de la campagne.
Le cauchemar commence. Les rêves s'enchaînent.
Quelque chose est absent de la vie de Jacques, quelque chose qu'il ne parvient pas à identifier. Est-ce le confort moderne ? son appartement parisien si douillet et dont il ne peut plus jouir. Est-ce l'amour de sa femme ou le plaisir de l'étreinte ? Louise qu'un mal inconnu lui rend inconnue. Est-ce les stimuli de l'étude ? Jacques commence, mais ne finit jamais rien. Ou bien est-ce ce qu'il entrevoit presque, tandis qu'il explore la chapelle jouxtant le château, qu'il contemple, désolé, un Christ souillé de guano, les restes des petites victimes des rapaces nocturnes éparpillés derrière l'autel ? Le sentiment de ce qui devrait relier tous les hommes et qu'ils ont rejeté, abandonné, oublié. Le château tombe en lèpre, la gloire est déchue. Jacques est avide et vide tout à la fois, comme s'il lui manquait un serment qui put le combler et l'animer enfin. Une présence nécessaire qu'il lui faudrait maintenant nommer.

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En rade, Joris Karl Huysmans, Folio, 1984, 256 pages.
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