dimanche 22 février 2015

Un sentiment embarrassant


La pitié vient souvent contrarier le jugement. Un crime odieux, un meurtre sordide, nous les jugeons vite selon une loi naturelle que d'aucuns peuvent renier au profit d'une pieuvre législative, elle reste forte de principes que le premier bon sens reconnaît. Tu ne tueras point, tu respecteras ton père et ta mère, etc.
Le présent roman soumet son lecteur à un double embarras. Embarras de ne pas pouvoir rejeter sans réserve le personnage Thomas Bishop, tueur fou qui ne se satisfait pas de tuer des femmes, il lui faut détruire leur corps de la plus épouvantable des façons, et embarras à l'idée que cette absence de rejet puisse le conduire à éprouver de la compassion pour le terrible personnage.
Or il ne s'agit pas de compassion, que le lecteur se rassure, la source de son embarras tient à cette méprise, il n'est pas en train de « pâtir avec », c'est-à-dire de participer à la souffrance, de prendre sa part et de se découvrir complice des crimes décrits. Il s'agit là de pitié, de cette saine et universelle pitié.
La compassion est une manie de notre temps. Notre univers gauchisé à l'extrême, jusqu'à la nausée, substitue la pitié au profit d'un pendant collectiviste davantage dans l'air du temps. La pitié n'est pas médiatisable, elle ne se partage pas, ne s'échange pas, la pitié n'est pas tweetable. Au contraire de la compassion qui remplace la pitié dans un format rampant que l'on peut glisser comme un flyer sous une porte. La compassion est plate, giratoire, séparable en parts égales que l'on partagera en se félicitant mutuellement de tous profiter d'une quantité rigoureusement égale de sentiments. La compassion est une pizza. La compassion roule pour le vivrensemble et l'égalitédéchances, tandis que la pitié est un peu trop personnelle, elle sent un peu trop la propriété. D'ailleurs, la pizza n'a-t-elle pas été mise au point dans sa forme moderne au même moment que naissait le communisme ? Voilà qui nous la rendrait bien suspecte... Et puis, tant qu'on y est, quel meilleur support que la pizza pour la formule Je suis Charlie ? C'est que du bonheur à partager. Mais ne nous égarons pas.

Le sentiment dérangeant que suscite Au delà du mal, tient à la connaissance qu'a le lecteur de la vie de Thomas Bishop. De son enfance effroyable, de l'enfant qu'il était et qu'il est resté. Né d'un viol, sa mère, qui haïssait déjà les hommes avant cela, a transféré sur son enfant, malheureusement mâle, tous les maux de la Terre et de l'enfer. Les hommes, tous les hommes, sont des monstres qui martyrisent les femmes. Jour après jour, elle invente pour lui des histoires d'horreur, des cauchemars où les hommes se repaissent des femmes, leur font subir les pires tortures. Elle compose des histoires effrayantes et les imprime dans la tête du petit garçon, les fortifiant de coups de ceinture mnémotechniques et puis bientôt de coups de fouet. À dix ans, l'enfant pousse sa mère dans un feu et la regarde se consumer. 

Le livre raconte son évasion de l'asile et sa « carrière » de tueur. Dans sa tête, le démon fabriqué par sa mère passe des hommes aux femmes. Logique, puisque toutes ses souffrances lui sont venues d'une femme. Libre, il peut enfin partir en croisade pour sauver le monde des femmes, pour anéantir les démons. À son tour, maintenant, de les faire souffrir. Bishop reproduit à chaque meurtre celui de sa mère. C'est toujours un enfant de dix ans mais dans un corps d'adulte, et doté d'un cerveau conditionné pour la survie où seuls calcul et haine se seront développés.

Tout cela peut se comprendre, mais ce qui est surtout compréhensible, c'est l'inéluctabilité du résultat. Nous avons pitié de l'enfant et sommes témoins de sa destruction. Nous éprouvons la pitié du témoin et non la complicité du compatissant. Sans qu'il soit besoin d'atteindre l'invraisemblable de ce roman (la folie de la mère, la facilité avec laquelle Bishop se joue de tous), par la figure sordide de cet enfant nous pleurons le sort de tous les enfants maltraités du monde. Sans défense sont les petits. Et jamais l'épithète n'aura paru aussi tragique.

   « Le pire, c'est que la plupart du temps on ne peut rien prouver du tout. Le petit, par exemple, aurait très bien pu se brûler accidentellement.
— Très improbable, dit l'interne.
— Improbable, convient le directeur sur un ton blasé. Mais sans preuve formelle, l'hôpital ne peut pas en référer aux autorités. Personne ne le peut. »
Il rechaussa ses lunettes.
«Donc elle va lui remettre une dérouillée, et puis une autre encore.
— S'il a de la chance.
— De la chance ?
— Oui, s'il a assez de chance pour survivre à la deuxième salve, susurra le médecin résident en marchant vers la porte.
— On ne peut jamais savoir comment ces choses-là se terminent. Rien de définitif, en tout cas.
— Il y a une chose de sûre, quand même, dit l'interne, véhément, dans le couloir. Il y a une chose dont je suis absolument sûr. »

Sa voix tremblait de colère : « Ce petit garçon est foutu. Quoi qu'il arrive, il est foutu. », p. 33.


La plupart des romans mettant en scène un tueur en série ne se risquent pas à décrire l'enfance du « monstre ». Car ce serait ruiner le portrait en monstre de la créature. Ces romans sont des divertissements donnant à voir une anomalie et sa destruction. Ils provoquent l'angoisse, la peur, le dégoût puis le soulagement. Un exemple parmi d'autres : Les fleurs meurent aussi de Lawrence Block est un récit déployant les exploits d'un autre tueur en série. De celui-là nous ne saurons pas le passé ni l'enfance. Comment ? pourquoi en est-il arrivé là ? Nous ne le saurons pas et donc nous n'éprouverons aucune pitié pour lui. Qu'il crève à la fin, voilà tout ce qui importe. Le bon sens est rétabli : à la fin, le méchant paye l'addition.

Thomas Bishop, nous le savons, finira mal, sauf à ce qu'il arrive au bout de sa mission et élimine toute vie humaine sur terre ; la chose est improbable et nous savons qu'il mourra. L'enfant que nous connaissons, l'enfant innocent qui, comme tout enfant, ne demandait que de l'amour avant même de savoir ce que c'est, cet enfant là, n'aura rien eu si ce n'est de la haine. Personne ne l'a jamais aimé ni ne l'aimera jamais. Cela nous rappelle le titre si bien choisi du roman de Cormac McCarthy mettant en scène un énième tueur en série : un enfant de Dieu. Pas un monstre. Un enfant de Dieu, comme nous tous. Ainsi, contrairement à la plupart des romans avec tueur en série, le « monstre » Thomas Bishop mourra sans qu'à la fin nous n'éprouvions le moindre soulagement. À ce titre, la caution de Stephen King inscrite en couverture peut tromper sur la marchandise, l'oeuvre de Stephen King relevant plus généralement du divertissement. La recommandation n'est donc pas sans réserve en ce qui nous concerne. Reste le développement brillant fait par Stevens de la gestion politique et médiatique de la crise. À qui profite le crime ? Éternelle question.

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Au-delà du mal, Shane Stevens, Pocket, 2011, 887 pages.
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