dimanche 23 février 2014

Ceux de Verdun



Nous sommes en février 1916, au nord de Verdun, dans le bois des Caures (dans leurs lettres, les soldats écrivent bois des Corps). Les allemands, c'est confirmé, vont bientôt lancer une offensive promise pour durer cent heures, que le bouche à oreille a transformé en attaque de centaures. Cent heures de bombardements pour écrabouiller les tranchées et les hommes, cent heures à l'issue desquelles les soldats allemands viendront prendre possession de la terre ainsi crevée.

Nous suivons une poignée de soldats s'apprêtant à vivre le cataclysme. Il sentent effectivement s'approcher d'eux la gigantesque offensive, les milliers de tonnes d'acier à venir sur leur tête, suivies des gaz, et suivis enfin, pour les quelques survivants, de l'apparition de l'ennemi. Tout cela est irrésistible, démesuré, inhumain. Du jamais vu. Les trois éléments du réel humain, le temps, l'espace et la conscience vont être démolis.

Le temps, en ces jours trop grands, se dilue et perd la continuité connue, celle qui permet l'effacement et l'oubli. Le souvenir de ces jours, pour qui en reviendra, restera imprimé dans la mémoire pour le reste de la vie :
«...la  certitude tremblante qu'un événement au moins dans la vie laisse flotter, en amont de lui-même, un extrême commencement affranchi de son début ; et qu'entre ce commencement et ce début, il y a de quoi se perdre, défigurer, renier, écraser tout ce qu'on a pu remplir d'espace, tout ce qu'on a pu revendiquer de durée », p.59.

Et l'espace, que l'orage d'acier compresse et déchire jusque dans les hommes : 
« Dehors, c'est une fureur universelle. Et « dehors », ça ne veut plus dire grand chose, avec ces rafales déchireuses d'oreilles, fouilleuses de ventres, de poitrines et de têtes. », p.61

La conscience glisse hors d'un réel retourné par le fracas des armes et se reconstitue en un monde d'imagination et de cauchemar (le bois des Corps, les centaures), où les hommes prennent pour eux-mêmes des figures irréelles :
« Plus d'une fois, au cours de la journée, il en a vu, de ces visages : dévorés d'imminence, toutes fibres arrachées qui les reliaient encore à une vie antérieure. Tellement aspirés par ce qui vient qu'on n'arrive plus à les créditer d'un avenir. », p. 48.

Le temps, l'espace, la conscience, toutes ces natures perdent en cet instant inouï le lien mystérieux qui donne corps et solidité au réel :
« À midi, d'un seul coup, c'est le silence. Le mot, évidemment, ne viendrait à personne. La meute se tait, gueule ouverte dont on sent rougeoyer le fond. La brutalité même du suspens en fait une forme supérieure de menace. Chacun a le cerveau anéanti, la pensée réfugiée dans un cercle qui n'a pas cessé de s'étriquer. On regarde devant soi. On gratte une jambe, on déraidit un pied. L'idée vient à Stéphane que le bruit avait fini par leur donner une sorte d'équilibre : ils se lèveraient, en cet instant, nul doute qu'ils s'affaleraient de tout leur long. », p.69.

Rien ne semble plus pouvoir tenir, rien ne semble valoir qu'on s'y raccroche. Pourtant, au plus profond de la désolation et du carnage, il subsiste toujours de ces instants fugitifs où la pensée tortille et se fait un petit chemin. Le réel est démoli et pourtant un homme, au fond d'un trou, peut encore trouver l'observation qui vient nourrir le mystère de l'amour :
« Les actions ne tiennent pas si bien au corps qu'on croit. Rien de tel que le sommeil pour trancher les tiges à ras. On regarde un homme dormir, et il faut tout reprendre à son sujet. En s'aventurant de bonne foi dans des erreurs flambant neuves. Ça doit être ça, la vérité dont on est capable. », p.104.

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Les grands jours, Pierre Mari, Fayard, 2013, 155 pages.

dimanche 16 février 2014

Ciao Corti !

Alors surgit un autre cheval, rouge-feu ; celui qui le montait, on lui donna de bannir la paix hors de la terre, et de faire que l'on s'entr'égorgeât ; on lui donna une grande épée.
Apocalypse 6:4




Tandis qu'Eugenio Corti gagne maintenant l'éternité, guidé par son ange, les héros du Cheval Rouge gagnent le cœur de nos pensées pour y demeurer également pour toujours. L'au-delà des personnages de fiction n'est-il pas l'esprit du lecteur ? L'idée n'eut peut-être pas déplu à Eugenio Corti.

Le roman retrace quelques trente années, de 1940 à 1974, au cours desquelles la destruction de la civilisation européenne, débutée en son temps par la Réforme protestante (l'Eglise catholique n'est rien), puis radicalisée à la Révolution française (Dieu n'est rien) et enfin normalisée par le socialisme (l'homme n'est rien), se sera accélérée, grâce aux nouveaux médias, par le développement exponentiel de la propagande progressiste.

La dégradation des mœurs était déjà le thème central du beau récit sur Caton : comment la culture grecque avait progressivement corrompu la saine morale romaine ; et comment ici, au XXème siècle, l'Europe chrétienne, la morale chrétienne, affaiblie, va s'effondrer presque partout, rongée par le progressisme d'une part, et le consentement au mal de l'autre. On retrouve de cet esprit romain, - cette forma mentis chère à Corti - dans les personnages du Cheval Rouge. Ils sont natifs du village alpin de Nomana dans la Brienza, pays profondément catholique, ne comptant aucun partisan de Mussolini et qui laisse pourtant partir ses fils à la guerre, au côté des nazis. Même si la patrie est du mauvais bord, on ne l'abandonnera pas. C'est cette même loyauté viscérale, si facile à opposer, que l'on retrouve chez Jünger et tant d'autres qui ne furent jamais nazis.

Le nazisme fut comme un virus trop violent et pas assez contagieux pour survivre ; tandis que le communisme, par des trucs moins visibles, masqués par le mensonge, se promène toujours, sûr de son fait, et avec un bilan humain dix fois (cent fois ?) plus lourd que le nazisme. Le nazisme, le communisme  - appelons-les socialisme, ainsi nous n'oublierons personne - aboutissent à la fin de l'homme. Ils conduisent à la possibilité d'une telle scène, qui n'a rien d'un suicide à la romaine, lequel n'avait pas pour cause le désespoir :

« Stefano pensa qu'il avait épuisé leurs munitions. C'est alors que survint un fait atroce : certains se mirent à demander de façon pressante quelque chose à l'un de leurs sous-officiers armé d'un pistolet, lequel d'abord refusait et tergiversait ; puis il finit par consentir : pointant le pistolet sur la tempe d'un soldat, il fit feu et l'abattit. Tout de suite, d'autres s'avancèrent, demandant à être tués. Un autre gradé sortit son pistolet. Stefano, horrifié, cessa de regarder du côtés des Croates mais, dans la fusillade générale, il distinguait les coups de pistolet méticuleux par lesquels ils se donnaient la mort les uns les autres. Tout à coup il entendit crier un de leurs officiers et il regarda de nouveau dans leur direction. L'officier, un sous-lieutenant, s'efforçait de les faire changer d'avis, mais les soldats insistaient convulsivement. L'homme paraissait les inviter - perdus pour perdus - à tenter de fuir, il semblait vouloir les guider lui-même. Deux seulement firent alors mine de le suivre : les autres, désespérant de tout salut, recommencèrent à se tuer entre eux. », p. 249.

...on lui donna de bannir la paix hors de la terre, et de faire que l'on s'entr'égorgeât...

Les scènes macabres se succèdent, décrivant la zombification à venir, les âmes, non pas mortes, mais retirées des corps. Tout n'est plus que volonté calculée. De lagers en goulags, les hommes perdent ce qui faisait d'eux des humains :

« En général - avait expliqué un sous-lieutenant à Michele - c'étaient le foie et le cœur qui étaient mangés, moins souvent la cervelle ou un morceau de chair. Ainsi le jeune homme pouvait maintenant s'expliquer l'épisode de la veille, ces deux soldats qui s'étaient enfuis du tas de cadavres : il s'agissait de deux anthropophages venus se ravitailler parmi les cadavres des officiers, qu'ils estimaient peut-être moins sous-alimentés.
Devant une telle situation, que pouvait-il faire, lui, Michele ? S'arracher les cheveux, se mettre à hurler, se rouler d'horreur dans la neige ? A quoi cela aurait-il servi ? « Je suis bien tombé », se bornait-il à se répéter comme un automate, marchant les mains dans les poches de long en large dans la vaste cour, jaune d'urine et parsemée d'excréments humains et de cadavres nus, « ah, je suis vraiment bien tombé ! », p. 441.

Ce sont là les extrémités du mal à l'oeuvre. Eugenio Corti les relate dans le premier tiers du roman. Son témoignage, bien que romancé, est unique car il n'invente rien : il est l'un des rares combattants lettrés à avoir survécu à l'épouvantable retraite d'URSS, face à un ennemi en surnombre, et aux injonctions redoutables du général Hiver. Plus encore que la fragilité d'une existence humaine, est fragile le souvenir de celle-ci. Plus encore que de rapporter les faits, il importe de sauver de l'oubli le martyre de ces hommes qui n'avaient pas vingt ans et savaient, pour nombre d'entre eux, qu'ils allaient se faire trouer la peau pour de mauvaises raisons. Rien que pour ça, ils méritaient qu'une telle oeuvre leur rende hommage.

« Dans la neige de Meskov, le jeune bersaglier n'avait laissé que son corps, près duquel se développa un dernier lambeau de bataille quand les ennemis parvinrent au terre-plein. Ce fut un violent désordre assez semblable à celui dans lequel, avec un même désespoir, se débattent les damnés de l'au-delà. », p. 252.

Lorsque, trente années après la fin de la guerre, le personnage écrivain de Michele Tintori, ayant acquis du renom avec des livres portant sur sa terrible expérience des goulags, s'essaye au théâtre, il trouve, après bien des recherches, un metteur en scène qui accepte de monter sa pièce. Mais celle-ci est une féroce et brillante dénonciation du communisme, aussi le metteur en scène, lâchement, fera jouer lors de la première, la scène la plus accusatrice pendant l'entr'acte, tandis que le public absent boit, fume et mange. Belle image d'une lâcheté toujours d'actualité. On distrait le peuple tandis qu'à deux pas se joue une tragédie.

Michele Tintori, en amoureux du Moyen Âge et de ses valeurs, conclura ainsi :
« Des guerres, malheureusement, il y en aura toujours, il ne faut pas se faire d'illusions ; mais c'est une chose que les guerres entre peuples encore chrétiens et une autre entre peuples déchristianisés comme ce que j'ai vu à l'est... », p. 953.

Malgré tous les efforts littéraires de Tintori (en lequel on peut voir le double de Corti), le communisme, génocide après génocide, se diffuse et s'accepte néanmoins partout, bénéficiant d'une complaisance diabolique. C'est l'aboutissement d'un déclin de l'esprit dont nous contemplons silencieusement l'expression achevée en ces hordes antifas qui tressautent de nos jours dans toutes les rues d'Europe ; légumes verts, rouges, versicolores, qui marquent la disparition de la pensée, de l'honneur, de l'amour et du travail. Notre civilisation n'est plus. Vive le socialisme. La triste fin terrestre du roman nous le rappelle : le bien ne triomphera pas ici bas.
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Le Cheval Rouge, Eugenio Corti, L'Age d'Homme, 1996, 972 pages.
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