mardi 22 janvier 2013

Auto-da-fé, d'Elias Canetti



C'est un livre de créatures. La principale n'a qu'une idée approximative de son apparence. Elle vit parmi les livres et dans les livres, n'en sortant que pour une promenade quotidienne et hygiénique pour renifler les devantures des librairies. Kien est philologue, spécialiste des langues asiatiques. Dans son domaine, dans les livres donc, il est indépassable. Mais ailleurs, c'est à dire dans la réalité, dans le monde du dehors, il n'existe pas, ou à peine ; en tous cas il s'applique à passer sans laisser de trace, quitte à ignorer le quidam qui l'aborderait, quitte à nier autrui. D'ailleurs autrui n'existe pas pour Kien. Seuls existent les Confucius et autre Mencius qu'il invoque devant les murs de livres de sa maison bibliothèque. Il leur parle, ils lui parlent. Quel besoin de davantage d'humanité pourrait-il avoir ? Pourquoi frayer avec la bêtise du pékin moyen ? Tout juste a-t-il besoin d'une femme pour faire la poussière et la nourriture (les deux dans l'esprit de Kien sont de même extraction).

Il croyait avoir trouvé la perle rare. Thérèse prend soin des livres et ne parle pas, n'apparaît que quand il le faut, ne demande rien. Dans un moment d'égarement, pour la pérennité de ses livres, Kien la demande en mariage et l'épouse. Mauvaix choix. Si Kien est autiste, il ne lui faut pourtant pas longtemps pour s'apercevoir que cette femme qui semblait si dévouée est en fait complètement folle. Thérèse-Gollum ne rêve que d'argent à ramasser, de trésor à ratisser, de mari à crever convenablement et de legs bien rédigé, c'est à dire pour son bénéfice.

Thérèse avait mal estimé sa proie, Kien a déjà mangé tout son capital par la constitution de sa bibliothèque. Toute sa fortune, pour Thérèse, ne tient donc que dans les livres et les murs qui les soutiennent. Elle jettera son mari devenu inutile à la rue, femelle araignée éjectant de la toile la carcasse vide du mâle consommé.

Mais Kien est tout sauf une carcasse vide. Certes, il ne semble pas fait de chair, osseux, longiligne, gris, inexpressif, ses lèvres comme deux couteaux bien aiguisés. La bibliothèque est dans sa tête. Il n'a perdu que le cuir et le papier, il n'a rien perdu des textes qui sont gravés dans sa mémoire surnaturelle.

Dans ses errements il déniche un comparse, un nain bossu qui n'aura de cesse de lui arracher l'argent qui lui reste, recrutant pour se faire un aveugle voyeur, un égoutier imbibé, un colporteur insomniaque. La cour des miracles.

Interviennent également d'autres fous, comme le concierge maniaque, pas peu fier d'avoir tué de ses poings sa femme puis sa fille. On espère désespérément l'apparition d'un personnage normal (mais qu'est-ce ?), sain d'esprit (hum ?), quelque chose comme un bon père de famille, un homme aimant ou une femme aimante. Car il n'y a pas trace d'amour de tout le récit, pas de place non plus pour du bon sens.

Le frère de Kien apporte vers la fin un peu d'air, bien qu'il ne soit pas non plus tout à fait sain d'esprit, mais c'est trop tard pour sauver Kien. Les livres auxquels ils se vouaient, auxquels il appartenait, ne masquent plus la réalité du monde qui l'entoure. Comme une chose confinée des siècles durant à l'abri de tout, l'air s'est introduit, de même que le doute, la haine, la peur.  Les livres ne sont peut-être rien. Le savant se consume et disparaît dans un grand éclat de rire, le premier de sa vie.



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Elias Canetti, Auto-da-fé, Gallimard, 1991, 615 pages.
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