vendredi 22 novembre 2013

Beatus la Varende



Il n'y a plus de saints, plus d'amants, plus de pauvres : il n'y a que des citoyens. Ce constat d'Armel Guerne en 1946 dans Danse des morts n'en est que plus convaincant à la lecture de ce recueil de nouvelles de la Varende dans lequel s'animent saints, amants et pauvres justement. Jean de la Varende n'est donc pas d'aujourd'hui, cela se voit à son style quasi précieux, merveilleux, et aux vertus qu'il déploie au travers de héros sublimes, tressaillant, les pieds vissés au sol et le crâne tendu vers le ciel. La foi, l'amour et l'humilité (ce sacrifice de l'esprit) les mènent chacun leur tour à choisir le moins pour eux-mêmes et le plus pour l'autre, c'est à dire pour Dieu. 
Neuf nouvelles, la première débute en 1460, la dernière en 1900. Cette première, les pèlerins d'Argentan, et cette dernière, le docteur Costard, sont les plus pathétiques et les plus belles. La cinquième et centrale, est la plus ambitieuse et la plus forte. Le pilier. C'est dire si le recueil est judicieusement et solidement composé.

Laissons Jean de la Varende dévoiler son magnifique recueil :
« Pour l'unité morale, nous avons pensé la maintenir en groupant des nouvelles consacrées à la même vertu : cette pauvreté en esprit, sans doute faite de christianisme, mais devenue une beauté humaine. Nous avons été la chercher jusque dans les très vieux âges pour en montrer mieux la continuité. Fidélité, courage, sacrifice, grandeur dans l'humilité des âmes et des corps. Et joie, peut-être, mortelle et douce, comme de veines ouvertes... Le beati pauperes spiritu n'est-il pas le premier, le plus important, alors, des huit bonheurs annoncés sur la Montagne ? »
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Heureux les humbles, Jean de la Varende, Le livre de poche, 1971, 313 pages.

samedi 2 novembre 2013

Réellement Elmore



Chez Elmore Leonard, il n'y a pas de mystère. Très vite on sait qui est qui, on sait qui finira mal et qui finira à la case départ. Car on arrive rarement quelque part avec Elmore Leonard, ce serait trop simple, trop romancé, trop écrit. Le portrait-robot du héros léonardien est un homme solitaire au doux caractère, humble et sans avidité, presque désintéressé. C'est ce presque qui est le marqueur principal. Les personnages d'Elmore Leonard sont presque là, presque vrais, presque vivants. Leonard sait leur insuffler ce principe de vie qui passe par des dialogues d'une justesse remarquable.
Chose inattendue dans le roman noir, ce ne sont pas les rebondissements, les actes de bravoure, les crimes & les méchants qui subsistent à l'esprit longtemps après avoir refermé un roman d'Elmore Leonard. Ce sont les banalités, le quotidien, une conversation anodine entre deux personnages, un instant de mélancolie qui traverse le héros, une couleur dans le ciel. C'est le réel qui s'est incrusté là. C'est ce qui fait d'Elmore Leonard un grand écrivain.
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Stick, Elmore Leonard, Rivages, 2013, 363 pages.

vendredi 1 novembre 2013

Inépuisable Melville




« Qu'y a-t-il de réel, autre que les pensées qui sont sans épaisseur et sans poids ? », p.839.

De Moby Dick d'abord, pour le lecteur qui n'a pas l'anglais dans la poche, il faut se choisir un traducteur. Un coup d’œil à la page Wikipédia aidera à faire son choix. Le débat sur la bonne traduction toujours oscille entre la fidélité au texte (coller à l'esprit de l'auteur, mais peut-on coller à un esprit ? la surface doit-elle être bien propre et sèche ? faut-il exercer une longue pression ?) et la beauté de la langue d'accueil. En somme, une bonne traduction est-elle une traduction juste ou une traduction belle ?
De la vérité ou de la beauté, la seconde sauvera le monde, nous a révélé le prince Muichkine. La beauté peut donc suffire à faire le choix d'une traduction parmi tant d'autres. Celle-ci, très belle, est l'œuvre de l'éblouissant Armel Guerne.

Le capitaine Achab s'attaque et s'acharne sur plus gros, plus fort que lui ; il façonne le mal qu'il combat et commet ainsi le péché d'orgueil. Achab reconnaît dans le cachalot blanc un mal qu'il lui faut combattre, pour sa gloire et le bien commun. Moby Dick demeure insaisissable. Il est effectivement le mal en ce que ses effets sont fatals aux marins ; mais il est aussi neutre, comme est neutre la mer, comme l'est toute la création. Moby Dick est le point dur du monde, une présence divine faite chair contre laquelle l'homme ne peut rien, l'homme ne doit rien. C'est une incarnation du monde aussi bien qu'une incarnation du péché d'orgueil de l'homme.

Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous, pour connaître le bien et le mal ! Qu'il n'étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l'arbre de vie, n'en mange et ne vive pour toujours ! est-il dit dans la Genèse. Cette faculté de discerner le bien du mal écrase Achab d'un poids digne d'Atlas. Tout comme le Kurtz du Cœur des Ténèbres de Conrad s'appuie sur le commerce de l'ivoire, Achab s'appuie sur une autre « côte adamique » : une jambe en ivoire qui symbolise le commerce entre lui et Moby Dick, son mal. Le léviathan doit être le mal tandis que le bien sera cette chasse que lui livre sans relâche le capitaine du baleinier Péquod.
Traque à corps perdus, traque en dépit du bon sens. Achab ne se soucie pas des pertes qu'il encourt, il est la figure du premier homme, celui qui déplut à Dieu :

« Il gouverne contre le vent à présent, vers la gueule béante ! murmura Starbuck pour soi-même, tout en choquant la grande écoute aux nouvelles amures. Dieu nous protège ! mais déjà je me sens les os trempés dans ma peau, et comme noyé de l'intérieur. Je crains fort de désobéir à Dieu en lui obéissant ! », p. 895.

Il est peut-être même l'unique homme ; les marins du Péquod sont ses enfants, ses munitions, ses outils. Il les lancera tous contre la bête s'il le faut. La félicité de la victoire n'est pas même ce qu'il recherche, la douleur du sacrifice y est préférable. C'est le prix de ce monde.

« Si les suprêmes félicités terrestres [...] sont toujours frappées au cœur d'une certaine petitesse et d'une certaine insignifiance, les profondes douleurs ont au contraire toujours, au fond, une signification mystique, et, chez quelques hommes, une grandeur archangélique. C'est là une évidence que les apparences mêmes ne sauraient démentir. Car à reparcourir tout l'arbre généalogique de la haute misère humaine, nous parvenons en dernier ressort à ces dieux qui n'ont point été engendrés, ces primogéniteurs, eux-mêmes sans antériorité ; ce qui fait qu'à la face de tous les soleils de la Joie, mûrisseurs de blondes moissons, et à la face de toutes les rondes lunes de douceur caressant les foins parfumés, il nous faut, nous devons, nous ne pouvons pas ne pas le reconnaître : que les dieux eux-mêmes ne sont pas toujours dans la Joie, heureux toujours et à jamais. L'ineffaçable sceau de tristesse qui marque de naissance le front humain est leur héritage direct, le signe et la signature de leur douleur. », p.742-743.

Ce perpétuel combat de la nature humaine contre Dieu, disait Bloy. Moby Dick est une des plus belles interprétations de cette inépuisable Douleur.



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Moby Dick, Herman Melville, Phébus, 2011, 943 pages.
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