dimanche 29 septembre 2013

Ne t'en va pas, Français.


« Elle l'amène dans sa maison, une maison basse comme seules celles du delta le sont, avec une grande porte et un toit presque plat, et le guide jusque dans une petite pièce, au fond.
   — C'est vrai, demande-t-elle, vous êtes Français ?
   — Bien sûr !
   — Alors, vous êtes catholique ? Elle attend la réponse avec une visible anxiété, comme si elle craignait un non.
   — Vous comprenez, ajoute-t-elle aussitôt, « ils » nous disent que le peuple français est communiste, comme eux. Vous êtes catholique ?
   Jacques comprend aussitôt que, ce que souhaite la femme, ce n'est pas seulement un démenti de la propagande du commissaire politique, mais encore qu'il reste, lui, le Français catholique, un défenseur des pauvres gens de ce pays, catholiques comme lui.
   — Oui, madame, répond-il simplement, en la regardant en face.
   Alors, soulagée, la vieille s'approche d'un grand panneau représentant un hiératique « Hô Chu Tich » qu'elle roule vers le haut. A sa place, apparaît une reproduction de la « Vierge miraculeuse ». Avec un grand sourire, à la fois complice et attendri, elle la désigne à Jacques. Puis, se recueillant, elle fait un grand signe de croix, attend que Jacques en ait fait autant, s'agenouille et récite :
   — Je vous salue, Marie pleine de grâce...
   Ému, la gorge serrée, Jacques se prend à réciter, lui aussi, les paroles oubliées depuis son enfance. En même temps, lui apparaît, comme s'il en était le spectateur, la scène de cette Vietnamienne perdue en pays communiste et de ce prisonnier, agenouillés en clandestins, unis par une prière.
   Il se lève lorsque l'invocation est finie, et se prépare à s'en aller. Mais la vieille le retient :
   — Ne t'en va pas, Français. Il y a longtemps que je voulais parler avec vous. Mais vous partez tout le temps, trop vite. Il faut que toi, tu restes et que tu écoutes une vieille femme.
   Sans parler, Jacques hoche la tête.
   — Écoute-moi, soldat français. Il paraît que vous avez perdu la guerre. Je ne sais pas si c'est vrai ou si c'est un mensonge, mais si c'est vrai, il ne faut pas que vous partiez. Les soldats, eux, peuvent s'en aller. Personne ne les pleurera. Les soldats vietnamiens et les soldats français aussi. Il ne faut plus de soldats dans ce pays. Mais il faut des Français. Il faut que vous restiez avec nous. Pour nous aider, pour nous instruire, pour ramener la prospérité. Mais aussi pour nous défendre. Car, si vous partez, tous les communistes viendront et nous feront mourir. Ils sont pires que la guerre. Pires et plus méchants que les soldats. Ils sont menteurs, ils nous volent tout en nous disant que c'est pour la communauté ou pour la guerre. Et quand il n'y aura plus ni communauté ni guerre, ils trouveront une autre excuse pour nous voler. Il faut que vous restiez pour empêcher cela. Avec des fusils, ce n'est pas possible. Avec votre drapeau, cela l'est encore.
   Elle s'interrompt un instant, reprend son souffle, puis regardant Jacques avec un sourire malicieux, elle reprend :
   — Tu te demandes pourquoi je te dis tout cela ?
   — Je crois comprendre, dit Jacques, vous avez encore confiance en nous, même si nous ne sommes que de pauvres prisonniers, sans forces ni pouvoirs. Je me demandais surtout comment il se fait que vous parliez si bien français.
   — Je vais te le dire. Il y a longtemps, quand j'étais jeune, j'ai été la femme d'un capitaine. Il était au poste de Tuyen Quang et commandait le poste. Un jour, les Japonais sont arrivés, ils ont emmené le capitaine. Jamais il n'est revenu. Mais moi, je suis restée dans le pays et je pense toujours qu'il faut que j'y reste : c'est comme si la France était encore présente.
   Elle se lève et s'éloigne. Quand elle revient, elle porte une photo devant elle. Une photo jaunie, où on voit, côte à côte, une élégante Tonkinoise en chapeau plat, et un officier moustachu en casque colonial. »
p. 285 à 287.

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2ème classe à Diên Biên Phu, Erwan Bergot, La Table Ronde, 1964, 328 pages.

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