vendredi 28 mars 2014

L'âme slave


Le narrateur fait le pari avec son équipier, tous deux journalistes, le premier français, le second américain, de trouver l'âme slave. Nous sommes en 2000, c'est maintenant la Russie mais c'est encore partout l'URSS et ce fil rouge (naturellement) est peut-être à chercher entre les deux tissus. Encore faut-il en repérer le bon bout et savoir le remonter.
Ils s'intéressent à un fait divers, un tueur qui paraît protégé par une force politique mystérieuse, peut-être même complotiste. De quoi faire un papier que les magazines de l'Ouest s'arracheront. Sauf que la bureaucratie russe est capable de geler toutes velléités d'investigations plus surement que l'hiver.

Et l'âme slave alors ? A mi-chemin entre la vérité et la réalité, avec une part d'imposture et une autre de mirages. Versez là-dessus une bonne dose de vodka et vous finirez par ne plus vous intéresser à l'énigme du récit, ni en attendre quelque résolution. Elle est sans doute pour beaucoup là, cette âme slave : un espoir sans optimisme. Une buée sur la rétine qui rend par moment les choses plus nettes. L'âme slave est une contradiction comme le laisse entendre le titre du livre : à mesure que les deux enquêteurs se rapprochent de leur objet, ils s'en éloignent ; l'âme slave est une ligne de fuite.

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Fuyards, Thierry Marignac, Rivages, 2003, 268 pages.

jeudi 27 mars 2014

Voyage au bout de rien du tout


Dans un recueil de nouvelles, la première doit attirer la curiosité du lecteur, si l'on veut le mener jusqu'au bout du voyage. Ce n'est pas le cas ici. Passé une première histoire pénible, le récit à la première personne d'un rentier trentenaire débile qui tue le temps en martyrisant sa pauvre servante jusqu'à ce qu'elle en meure, nous enchaînons sur un pervers s'étant acheté une fillette pour assouvir ses fantasmes, puis nous passons à un jeune désœuvré qui s'amourache d'un rat mort...

Après cette troisième nouvelle et parvenu à la moitié du recueil, c'est uniquement parce qu'il n'y a rien d'autre à faire que poursuivre l'éprouvante lecture (encore quelques stations de métro) que nous commençons la quatrième, presque illisible : les conversations d'un cénacle de dandies romantiques qui se parlent sans se comprendre.
Enfin le terminus, tout le monde descend. De la cinquième et avant dernière nouvelle donnant son nom à l'ouvrage, nous ne saurons jamais rien.
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La nuit doit tomber, Tommaso Landolfi, L'Age d'homme, 1982, 146 pages.

mercredi 26 mars 2014

Parker eléison


« Tout commença par un coup de téléphone. Parker ne l'entendit pas sonner, car il était sur le lac à ce moment-là, dans la barque, les rames rentrées ; il ne faisait rien, il sentait juste battre l'eau à travers le bois de la coque. », p. 16.


Tel un crocodile, quand il n'a pas de cible en vue, Parker ne fait rien. Il est là, il attend. Il ne connaît pas de routine, il ne connaît pas l'ennui. Il est reptile. Il ne recherche ni le rire ni les larmes, ce sont des réactions jalonnant le temps de l'existence, des motifs marquant le souvenir. Rien de ça chez Parker : il ne cultive pas d'émotions et ne garde donc aucun souvenir. S'il s'isole sur l'eau étale d'un lac, ce n'est pas par romantisme, à la recherche de quelque état d'âme sublime ou du point culminant d'une pensée. Il n'est pas homme à s'interroger sur sa condition. Et aucune clé n'est livrée pour comprendre le personnage. Qu'est-ce qui anime Parker ? Quelles justifications trouver à ses actes ? Fait-il même quelque chose du butin qu'il récolte ? L'homme reste un mystère, une énigme de légende en cela qu'il n'a pas de vie privée : il apparaît et disparaît telle une créature mythologique pour modifier le réel, faire une ponction, punir une fripouille. Mais hors ses faits d'armes, hors ses apparitions dans le monde des vivants, tel un démon ou un dieu, il n'a pas d'existence, il ne fait rien, il n'attend même pas. Dans la barque, sur un lac, il est hors du temps et nulle part. 


Comeback, Backflash, Flashfire, Firebreak, Breakout. Une suite de titres en forme de jeu des kyrielles qui marqua le retour de Parker au début des années 2000. En version française, ce sont sans doute les pièces à privilégier pour découvrir cet étonnant personnage, en attendant d'hypothétiques nouvelles traductions pour les Parker des 60s et 70s, dramatiquement plombés en VF par un argot parisien bien malvenu. 

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Comeback, Richard Stark, Rivages, 2001, 266 pages.

dimanche 16 mars 2014

Ami du genre humain, ennemi de ses propres enfants



« Je me souviens bien, qu'à chaque scène de votre tragique représentation, lorsque les sophistes qui vous ont subjugué travaillaient à établir leurs principes destructeurs, lors même qu'ils les appliquaient à des résolutions formelles, il était à la mode de dire qu'ils n'avaient aucune intention d'exécuter ces déclarations dans leur rigueur. Cela a contribué à rendre l'opposition timide, à retarder et à ralentir les précautions ; en entretenant ces espérances, fallacieuses, les imposteurs trompèrent tantôt une classe d'hommes, tantôt une autre, de telle manière qu'aucun moyen de leur résister ne se trouva préparé quand ils se mirent à exécuter, avec barbarie, les plans enfantés dans leur imposture. »,  p.17.

« Le problème qui occupe surtout vos maîtres, c'est de trouver ce qu'ils doivent substituer aux principes employés jusqu'à présent pour régler la volonté et les actions des hommes : ils veulent trouver, ou établir dans les esprits, des dispositions plus convenables que la morale antique, à rendre par leur nature et leur énergie les hommes plus propres au gouvernement qu'ils organisent, à maintenir leur puissance, et à détruire leurs ennemis. Ils veulent, en conséquence, faire prendre la place d'une vertu simple à un vice intéressé, flatteur, séduisant, et revêtu d'une pompe illusoire. La véritable humilité, la base du christianisme, est la fondation basse, mais profonde et solide, de toute vertu réelle ; mais pénible dans sa pratique, sans éclat dans son observation, ils l'ont entièrement rejetée. », p.44-45. 

« Ce fut cette vertu de nouvelle invention, que vos maîtres canonisent, qui engagea leur héros moral, à épuiser toutes les ressources de sa puissance rhétorique en expressions de bienveillance universelle, tandis que son cœur ne pouvait concevoir, ni conserver, la moindre étincelle de cette piété naturelle et commune à tous les pères. La bienveillance envers l'espèce entière d'une part, de l'autre, le manque absolu d'entrailles de nos professeurs pour ceux qui les touchent de plus près, voilà le caractère des modernes philosophes. », p.47.

« Comme les relations des pères et des enfants forment la première base des éléments de la morale commune et naturelle, ils érigent des statues à un homme qui fait parade d'une sensibilité exquise et générale, mais qui en qualité de père s'est montré barbare et féroce, et qui a joint à la bassesse de l'esprit la dureté du cœur. Ami du genre humain, ennemi de ses propres enfants. Vos maîtres rejettent les devoirs imposés au vulgaire, par cette relation, comme contraire à la liberté, comme manquant de fondement dans le contrat social, et de sanction dans les droits de l'homme, parce que, sans doute, elle n'est pas le résultat nécessaire d'un choix libre. Jamais de la part des enfants, pas toujours de la part des parents. », p. 49-50.

« ...ils s'efforcent de détruire ce tribunal de la conscience, qui existe indépendamment des édits et des décrets. Vos despotes règnent par la terreur. Ils savent que l'homme qui craint Dieu ne craint rien autre chose ; aussi, ils s'efforcent, à l'aide de leur Voltaire, de leur Helvétius, et du reste de cette secte infâme, d'arracher de tous les cœurs cette crainte qui donne le véritable courage. », p. 57-58.

Edmund Burke, 1791.

Toute ressemblance avec des individus sévissant de nos jours ne saurait être fortuite.

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Lettre à un membre de l'Assemblée nationale sur la Révolution française et Rousseau, Edmund Burke, Mille et une nuits, 2012, 120 pages.

samedi 8 mars 2014

Vampires, zombies et autres masticateurs


Michaël Ranft, en 1728, se penche sur un fait divers macabre : l'exhumation et la décapitation d'un certain Plogojovitz, un Hongrois mort depuis peu, accusé par son village d'être un vampire.

L'essai tente de démontrer qu'il n'y nulle diablerie là-dessous, le défunt ayant plutôt été la victime de ce qu'on appellerait aujourd'hui une hallucination collective, née du repentir de l'entourage de Plogojovitz, possible responsable de sa fin.

« Nous avons soupçonné plus haut que Plogojovitz était mort de mort violente. Si le soupçon est fondé, on ne doit pas s'étonner que l'entourage ait eu l'esprit frappé par diverses images. Quoi de plus misérable que l'esprit d'une créature humaine éprouvée par le repentir ? Qui a une fois senti la piqûre du remords de ses crimes, se croit poursuivi par la vengeance et se détourne loin du bon sens. », p.116.

Cette morsure de la conscience revient tourmenter l'homme, nuit après nuit, quand la lumière du jour n'est plus là pour éclipser de son éclat les pensées. C'est l'origine même du mot remords. La morsure qui revient encore et encore. Le vampire est né.

De nos jours, au cinéma, en littérature, le vampire est devenu une créature jolie et habillée sur mesure. Essentiellement visuelle, elle arpente la culture populaire comme un top-modèle son catwalk, pâle et sévère. Le vampire a quitté les tréfonds de l'âme pour gagner le devant de la scène. C'est oublier que l'essence même du vampire, c'est sa victime. Le vampire en soi n'est rien. Les vampires d'aujourd'hui ne sont pas davantage.

Plus intéressant est le zombie. Celui-là nous est contemporain. Le terme est apparu au XIXe siècle, mais l'espèce a surtout fait des petits dans celui qui suivit, et, aujourd'hui, en notre XXIe siècle, il est partout. C'est une pandémie.
Alors qu'il n'y a généralement qu'un vampire, les zombies, eux, sont légion. Le vampire est le tourment d'une âme, tandis que les zombies s'en prennent à la foule. Quand le vampire se satisfait de sang, c'est, pourrait-on dire, l'âme d'un seul homme qu'il recherche. Les zombies, parce qu'ils sont multipliés, parce qu'ils sont une masse inconsciente, un rouleau vorace, les zombies veulent la chair, ils n'ont d'appétit que pour la matière solide. L'individuel ne les intéresse pas, il leur faut une population. Ils ne font aucune distinction entre les êtres, pour eux tous les hommes sont égaux, tous se valent et des goûts et des couleurs ils ne disputeront pas. Ils ne seraient alors plus, comme le fut le vampire, la piqûre du remords d'un seul, mais celle de tous. Et il devient intéressant de se demander : de quel remords populaire sont-ils le fruit ?

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De la mastication des morts dans leurs tombeaux, Michaël Ranft, Editions Jérôme Millon, 1998, 125 pages.

samedi 1 mars 2014

Le crime de Bernanos


Pour des motifs matériels (titillé par le succès d'un Simenon), Bernanos fait ici une incursion dans le pré du roman policier. De prime abord, on s'étonne de l'y trouver, avec les figures et les thèmes auxquels il nous a habitués (le jeune curé, l'enfance protéiforme, l'isolement des âmes, le village égaré, les non-dits et les rumeurs, les regards qui scellent une réputation plus sûrement qu'un jugement de cours d'assises), et puis, réflexion faite, on se dit que chaque roman de Bernanos est en quelque sorte une enquête.

Ce roman n'a cependant pas atteint la cible mercantile visée par son auteur. Les lecteurs de Bernanos ne font en général pas grand cas du polar ; quant aux amateurs de polar, ils ignorent les hauteurs habituelles où perche Bernanos. Cette explication est sans doute assez injuste, mais elle peut expliquer la faible réception d'un livre qui n'a pas trouvé son public.

N'importe, c'est une réussite.

« La voiture les conduisit jusqu'à l'entrée du parc, mais ils durent monter à pied le chemin défoncé par l'hiver et qui éclate chaque automne sous la dernière poussée, plus sournoise, des énormes racines de pin, musclées comme des bêtes. », p.149.

Cette phrase pourrait à elle seule résumer le tableau d'un récit qui tient finalement davantage du roman noir que du roman policier. Les lecteurs, habitués au métier d'un Simenon justement, savent que Maigret bouclera l'enquête et apportera toutes les réponses. Le coupable du crime (le désordre) sera dans les dernières pages confondu par le commissaire (l'ordre). A la fin, donc, tout rentre dans l'ordre. Avec Bernanos, ils risquent d'éprouver une crainte grandissante à mesure que les pages se tournent, car chaque indice donné par l'auteur ajoute à l'opacité du crime et il ne faut pas s'attendre à ce que tout rentre dans l'ordre, justement. L'ordre n'est pas de ce monde. Le titre du roman ne le dit-il pas d'entrée de jeu ? ce n'est pas un crime résolu, c'est un crime. Les crimes ne se résolvent pas.

Ainsi, la phrase précédemment citée peut s'interpréter ainsi : cette voiture, voyons-là comme la volonté générale, la société humaine, qui roule sans encombre tant qu'elle circule sur des routes collectives faites pour elle, c'est à dire le monde tel qu'on le veut davantage que tel qu'il est. Mais elle ne peut continuer son chemin dès qu'elle atteint l'espace non normalisé de la personne : un homme (le parc, plus précisément la maison). Les occupants de la voiture (les autorités), privés de la protection de l'habitacle, pénètrent donc à pied en un lieu où la nature humaine est sans retenue, car totale, comme un chemin défoncé par d'invisibles racines, jusqu'à rencontrer l'hôte de ces lieux, cette âme qui parfois tient de la bête.

Par ce crime, Bernanos vient flairer de nouveau le mystère de l'homme. Cette créature qui résiste à toute définition, à toute résolution.

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Un crime, Georges Bernanos, Phébus, 2011, 214 pages.
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