« Le lieutenant voulut tirer un coup de pistolet pour s'assurer que les sentinelles ne dormaient pas. Son arme fit : clic. J'appuyai sur la gâchette de mon mousqueton et le mousqueton fit : clic. Il me dit alors de lancer une grenade à main et la grenade ne fit même pas : clic. Elle s'enfonça dans la neige sans le moindre bruit.
Il faisait un drôle de froid. », p. 24.
Les soldats de l'Axe fuient les terres russes, vaincus à leur tour par un hiver inimaginable. Se battre contre des hommes par -40°. Imagine-t-on ? L'homme n'est plus l'ennemi, l'ennemi n'est plus un homme. Les soldats se battent contre le froid et la faim, ils attaquent les Russes, non plus pour les terrasser, mais pour gagner un abri, un toit, un lit de paille et un poulet à rôtir. La lutte qui les opposait les beaux jours a moins encore de sens dès lors que le ventre crie famine, que les mains et les pieds gèlent. D'ailleurs, quand on y regarde de près, la question du sens ne se posent jamais à ces Italiens et ces Allemands. Leur présence, les cadavres qu'ils génèrent, leur épaule chargée de lourdes armes d'acier, les marches forcées. Si tout ça avait du sens, ils en chercheraient le chemin dans les moments de doute. Or ça ne se fait pas. Dans les moments durs, ils voient le pays, un café au lait, un bon lit avec des draps ; ils revoient le soleil. Ils ne savent pas ce qu'ils font là, mais ils se relèvent toujours, mettent un pied devant l'autre, ils marchent. Ils marchent comme marchait le sergent Bourgogne cent trente ans auparavant, dans une autre déroute ; ils marchent sans fin et presque au hasard dans l'obscurité glacée. Les conditions sont les mêmes, les enjeux tout aussi ignorés. Survivre, voilà, c'est bien tout. Ils sont venus là pour en revenir et penser à ceux qui y seront restés.
Ils en oublient même la guerre parfois. Sven Hassel avait conté l'un de ces moments étranges où les ennemis s'oublient et se rejoignent pour partager un plan d'eau et s'y baigner dans de grands éclats de rire. Puis, rafraîchis, ils s'en retournaient, chacun derrière sa mitrailleuse, et reprenaient le massacre. Ici, le sergent Rigoni, affamé, la neige jusqu'au genoux, slalome entre les balles, frappe à la porte d'une isba, entre :
« Il y a là des soldats russes. Prisonniers ? Non. Ils sont armés. Et ils ont l'étoile rouge sur leurs bonnets ! Moi, je tiens mon fusil. Pétrifié, je les regarde. Assis autour d'une table, ils mangent. Ils se servent en puisant dans une soupière commune, avec une cuiller en bois. Et il me regardent, la cuiller immobilisée à mi-chemin de la soupière. Je dis : "mnié khocetsia iestj." Il y a aussi des femmes. L'une d'elles prend une assiette, la remplit de lait et de millet à la soupière commune, avec une louche et me la tend. Je fais un pas en avant, j'accroche mon fusil à l'épaule et je mange. Le temps n'existe plus. Les soldats russes me regardent. Les femmes me regardent. Les enfants me regardent. Personne ne souffle. Il n'y a que le bruit de ma cuiller dans l'assiette. Et de chacun de mes bouchées.
- Spaziba, je dis en finissant.
La femme reprend l'assiette vide que je lui rends et répond simplement :
- Pasa Usta.
Les soldats russes me regardent sortir sans bouger. [...] C'était tellement simple. Et les Russes étaient comme moi, je le sentais. Dans cette isba venait de se créer entre les soldats russes, les femmes, les enfants et moi, une harmonie qui n'avait rien d'un armistice. C'était quelque chose qui allait au-delà du respect que les animaux de la forêt ont les uns pour les autres. Pour une fois, les circonstances avaient amené des hommes à savoir rester des hommes. », p. 162 à 164.
Des hommes étonnés par leur nature bonne et prenant conscience que c'est sur le champ de bataille qu'ils composent, tandis que pour eux-même ils inclinent à la fraternité, à la soupe partagée. Et parmi ces hommes poussés au pire, il en est certains comme Rigoni, comme Bourgogne ou Hassel, qui malgré l'épuisement, la faim, le froid et les blessures, ont encore la force d'écarter l'horreur et d'atteindre l'autre autrement que par le fer et le feu.
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Le sergent dans la neige, Mario Rigoni Stern, 10/18, 1995, 191 pages.
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