vendredi 12 juillet 2013

Le Temps du Mal - tome 1, de Dobritsa Tchossitch




« Mais durant les longues nuits brumeuses, trempées, glaciales, pleines du délire des mourants et du cri des oiseaux des marais, je ne suis pas parvenu à avoir foi en Dieu, bien que je m'y sois efforcé de tout cœur. Pascal a raison : la foi est un pouvoir du cœur et ce pouvoir n'existait pas en moi. J'enviais les croyants. Je contemplais ces esclaves dans leurs prières pleines de repentir, et de nous tous, ils étaient ceux qui ressemblaient le plus à des hommes, ils étaient, plus que les autres, préoccupés par l'esprit. », p. 33.

Des trois portraits de communistes que développe Tchossitch, le premier, Ivan Katić, l'intellectuel, est le plus susceptible de pouvoir s'échapper du piège mental qu'est le communisme :

« Les bolcheviks ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas comprendre que l'homme est un être frêle et incertain, qui accomplit une oeuvre incertaine dans un monde incertain. Les seuls qui lui veuillent du bien, sont ceux qui respectent sa faiblesse. Et qui lui accordent la liberté de cette faiblesse. », p. 186.
« La plus grande peur du vrai croyant vient de lui-même. Je m'en persuadais en voyant combien dramatique et bouleversante était leur lutte pour la pureté de leur foi, tandis que le fossé qui les séparait de la réalité et de la raison ne faisaient que se creuser. », p. 244.

Ivan est un pestiféré, qualifié de trotskyste, de déviant donc, par ses anciens camarades, à commencer par son beau-frère Bogdan Dragović, second portrait, celui du pur, de l'apparatchik qui en vingt ans d'actions révolutionnaires n'a jamais dévié de la ligne bolchevique, et peut-être est-ce un problème, car le seul modèle viable ne peut être que le camarade Staline. Petar Bajević, le troisième, est un espion, un soldat, un homme d'action ; un homme en marge cheminant nécessairement au bord du précipice. Un homme qui parfois se hasarde dans le vide :

« S'il attendait quelque chose du Parti et de la Troisième Internationale, de la Révolution, de l'union soviétique et de ses camarades, ce n'étaient pas des récompenses, des médailles, des félicitations pour le travail et les exploits qu'il avait accomplis durant ses années de service, ni de l'avancement dans la hiérarchie du Secteur ou de la Section balkanique du Komintern, mais que l'on rendît simplement justice à sa foi, cette foi pour laquelle il avait tué, non seulement ses adversaires, mais aussi ceux qui commençaient à douter. [...] Seulement voilà : il n'admettait pas l'injustice dirigée contre lui. Il savait pourtant qu'il n'y a pas de justice individuelle dans les objectifs révolutionnaires ; car si elle existait, il y aurait aussi une vérité individuelle. », p. 103.

Trois figures du communisme, trois hommes qui doutent. Car ce que semble vouloir montrer Tchossitch, c'est qu'aucun communiste n'ignore que ce en quoi il croit, ce à quoi il voue sa vie et dissout son âme, cette chose, le communisme, est une erreur. Trois manières différentes de montrer qu'il ne suffit pas de se savoir dans l'erreur pour pouvoir s'en extraire.

« Ainsi donc, tous les révolutionnaires du collectif se donnaient vraiment du mal pour se prouver les uns aux autres que ce qu'ils aimaient le moins au monde, c'était eux-mêmes ; qu'ils aimaient leurs idées, leurs visées et leurs camarades, beaucoup plus qu'eux-mêmes. Or il n'est pas de vertu plus dangereuse. J'en ai conclu que c'est précisément ce manque d'amour pour lui-même qui donne au révolutionnaire le droit psychologique et moral de détruire n'importe quel adversaire. Ce n'est qu'au moment où le révolutionnaire, par sa conscience et sa volonté, parvient à ne pas s'aimer plus que son idéal et ses camarades, si cela est seulement possible, qu'il est capable de déclarer ennemis tous ceux qui ne pensent pas comme lui. C'est alors aussi qu'il est prêt à mentir, sans considérer ce mensonge comme une faute morale. », p. 269-270.

Ils le savent tous par le simple constat qu'ils sont malheureux, ou du moins qu'il ne sont pas heureux. La réponse du communisme est qu'ils n'ont pas à l'être. Mais peut-on avouer que l'on s'est trompé après des années, parfois des dizaines d'années, de convictions forcenées ? Il y a cet orgueil. Il y a cette peur du vide. Avoir cru à quelque chose qui occupait tout son esprit, chaque atome de chair, et pouvoir dire stop, pouvoir dire j'avais tort, pouvoir dire quoi d'autre d'ailleurs ? Que mettre à la place ? Bogdan, dénoncé, destitué, trotskysé, et prochainement condamné, soit au goulag, soit à la mort, ne sait pas :

« Mon fils, je n'ai pas de nation, et je n'en ai jamais eu. Je n'ai que ma classe. Ma nation, c'est le prolétariat. Ma famille, c'est le Parti communiste. Ma patrie, c'est la Russie soviétique, et pour l'abolition de l'ordre bourgeois et l'édification du communisme, je considérais et considère toujours que tous les moyens sont permis. », p. 544.

Petar, lui, semble avoir trouvé l'équilibre lui permettant d'y croire tout en sachant que c'est faux, et tout en gardant sa tête. Il a compris que pour rester droit dans la ligne sinueuse du parti, il faut ajouter à sa conduite un juste dosage d'imperfection, afin de ne pas attirer la suspicion sur soi, car l'excellence est un vice humain ; et l'humain est une conception dépassée. Il faut se fabriquer des fautes pour avoir de quoi se confesser. Il faut se salir pour être ensuite purifié par le Komintern. Il faut abandonner au parti son libre arbitre :

« Les victimes innocentes, si d'aventure il y en a, n'embarrassent pas ma conscience. La discipline dans l'exécution des directives du Parti me libère des cauchemars de ce genre. Dire ce qui est moral ou immoral, juste ou injuste, cela relève entièrement de la responsabilité du Parti, du Comité Central et du secrétaire du Parti en dernier lieu. », p.550.

De tous ces hommes perdus, ces millions d'hommes, il restera Ivan, en qui quelques espoirs de renaissance se font jour :

« J'abandonne mes réticences aux thèses chrétiennes sur la liberté. Je sens s'établir en moi la conscience du tragique et de l'absurde de la liberté. Là où est née la conscience de la liberté de l'individu et de la nation, se développe et triomphe à présent l'idée de l'esclavage moderne. Le fascisme et le nazisme ne pouvaient naître que dans un monde libre ; la tyrannie stalinienne, que dans la révolution ; ce n'est que de la démocratie que pouvait éclore l'hitlérisme ; et ce n'est que dans la liberté que la liberté pouvait être piétinée de la manière dont elle l'a été en Europe. », p. 683.

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Le Temps du Mal I : le pécheur / l'hérétique, Dobritsa Tchossitch, L'âge d'homme, 1990, 695 pages.

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