samedi 18 octobre 2014

L'autre Augustin




De l'enfance à la maturité, de la foi à la perte de cette foi, puis à son retour. La souffrance, quelle que soit la destination, est le chemin pour devenir homme, comme pour devenir catholique. C'est le seul chemin car seule la souffrance est chemin, le reste n'est qu'immobilisme ou chute.

Roman où Dieu se ressent en chaque page, Augustin ou le maître est là, jalonne la fin de la déchristianisation de la France, par le modèle d'un intellectuel nourri du meilleur pain, très confiant enfant, très inquiet adolescent et, en quelque sorte, n'ayant pas survécu religieusement à sa nuit pascalienne. Appliquant un positivisme impartial à l'étude des textes sacrés, Augustin perd la foi et se retrouve seul avec son esprit.

« Augustin se reprochait de porter ses regards moins sur Dieu que sur ces orantes, pendant la rêverie métaphysique et vague qui occupait largement sa demi-heure.
   La réalité chrétienne, peut-être, se trouvait là, dans cette vie des âmes priantes ; il en garderait longtemps l'attrait, sans doute jusqu'à la mort, sur les ruines du reste. Les critiques modernes, bibliques ou autres, dans leurs tentatives de réduction, ressemblaient à ceux qui décrivaient avec scrupule et minutie des ombres humaines, portées sur diverses murailles, faisaient la synthèse de ces ombres et l'appelaient homme. », p. 293.

La connaissance du temps distingue l'homme de l'animal, comme de l'ange. L'animal n'a pas conscience du décompte fatal, l'ange, pur esprit, vit de fait hors du temps. Ni l'animal ni l'ange ne souffrent de la perte qui surgira un jour. L'homme, lui, souffre de ce qu'il sait et de l'ignorance de son but. Le temps serait-il une pathologie humaine ? Le temps occupe l'esprit de l'homme. L'amour et le temps sont deux perceptions consubstantielles à la nature humaine, elles naissent par l'esprit et dans la matière, en un nœud douloureux que l'homme cherche à démêler sans perdre aucun fil. Mais l'une est un simple vecteur (le temps), l'autre est une finalité (l'amour). Or, souvent, l'homme se fourvoie, croit au temps comme à une finalité (après la mort point de salut) et à l'amour comme vecteur (la jouissance). C'est en toute fin la proximité de Dieu qui démêlera tout cela, nous confie Malègue.
Ainsi l'homme, cet esprit perclus de matière, ne peut aimer pleinement puisqu'il vit dans le temps. Il sait ce qu'il perdra, tôt ou tard. Il éprouve des douleurs insupportables, telle la perte d'un être cher, douleur extraordinaire dont la possibilité ici-bas nécessite un au-delà capable de la traiter. Et dans cet ordre, l'amour éperdu pour Anne, sublime nièce de l'un des hommes les plus puissants d'Europe, à laquelle Augustin, pourtant miraculeusement promis, renonce, justement par amour et pour ne pas gâcher cet amour. L'amour parfait que deux êtres sont pourtant capables de générer tant ils l'espèrent et le recherchent, le corps ne sait pas l'absorber. Cette vie est passage et le renoncement, de ce fait, telle une partie remise, est un acte de foi.

« Une goutte d'eau sucrée, un linge humecté d'eau froide, fameuses barrières pour retenir l'âme de ce côté-ci de la vie. Où va-t-elle cette âme ? Et même où est-elle en ce moment ? Il y a trois semaines, elle éclatait de vie, elle savait mille façons minuscules et forcenées de se soumettre le monde. Et maintenant, elle replis ses ailes d'une certaine manière inconnue. Le langage des causes secondes ne l'exprime pas. Il n'est fait que pour l'expérience commune, où ne se voit rien de Dieu. Sur aucun clavier, il ne pourrait jouer autre chose. Toutes les touches casseraient sous le coup de poing du Titan. », p. 652.

Le livre n'en manque pas de ces agonies. Elles sont intolérables, cruelles. Elles mèneront pourtant Augustin, en son chemin de souffrance, vers Dieu. C'est en tout cas l'espoir de Malègue, de voir notre monde, en toute fin, se remettre à croire, revenir aussi vers Dieu. Mais sans doute au prix de sacrifices.

Ainsi commenté, le roman pourrait passer pour aride et flagellant. C'est sans compter le beau style de Malègue et surtout son humour. Les portraits, les situations sont déployés par le truchement d'associations souvent surprenantes, soutenues par un vocabulaire inattendu. Descriptions de l'homme dans le monde, son monde et à la fois un autre monde. Un monde qu'il doit faire à lui-même, et qu'il doit pour cela observer, mesurer, y adapter dans un premier temps son corps de maladresses, avant de dompter le tout, lui-même autant que le monde. Ainsi Augustin, enfant, dont le sujet d'étude préféré est son père :

« M. Méridier, se préparant à descendre, accumulait à cette fin les précautions convenables, comme pour une entreprise de la plus délicate technicité. Il arc-boutait ses bras sur la voiture. Il explorait le marchepied avec l'une de ses longues jambes timides. Il sondait de l'autre la couche d'air entre la route et ses pieds. Une fois à terre, et toutes ces opérations ayant pleinement prouvé leur utilité, il développait au moyen de ses tibias des gestes qu'Augustin a crus longtemps caractéristiques de toutes les grandes personnes qui quittent les voitures, et non de son Papa seulement. Il pliait, redressait, repliait chaque jambe l'une après l'autre, comme des béquilles articulées dont on s'assure qu'elles jouent bien, qu'elles sont bien graissées là où il faut. », p.47.

De la connaissance de l'autre et de la distance qui nous en sépare, Malègue retient l'impossibilité de jamais accorder les esprits. Les réflexions, les volontés, les pulsions et les désirs, s'ils nous semblent stables en nous-même, qui cohabitons avec eux et les connaissons bien, apparaissent volatiles, fragiles et rétifs au marquage pour autrui. Dans chaque tête s'agitent des boules de pensées vibrantes, interactives, tel le docteur impuissant à combattre le mal d'un enfant et prenant congé :

« Il salua. Ses jarrets et son bas-ventre esquissèrent un début de bond. Le malade suivant commença de remuer dans ses perspectives, mêlé d'impressions diverses provenant d'une automobile neuve. », p. 463.

La grande capacité de perception s'accompagne d'un aussi grand détachement, comme si finalement rien ne pouvait jamais être saisi complètement, le réel se dérobe à mesure que l'on s'en approche. Face à l'éternel, que ce soit le rustique docteur, ou la quasi-divine Mme Desgrès des Sablons, la mère d'Anne, chacun, chaque matin, chaque soir, redoute à sa manière l'éventualité du néant.

« Il virent la nouvelle forme du paysage lunaire sans prendre le temps de descendre. La surface de l'étang et l'entourage des bois baignaient dans une vapeur dorée d'incantation. L'ensemble du ciel et des eaux formaient une seule imprécision immense, une fluidité coupée par la noirceur horizontale des rives. Sur le chemin de lune, un glacis ondulé de rides et vaguelettes remuait, criblé d'étincelles, de clinquant, de paillettes, de résilles et de filets de feu, comme pour une fête donnée sous les eaux. La lune du ciel restait fixe et parfaitement ronde au centre de son néant noir-bleu. Mais la lune des eaux, pareille à une lanterne vénitienne, tremblante et ovalisée, dansait dans le vent de nuit au milieu de cette verroterie, et menaçait de prendre feu.
   Mme Desgrès des Sablons dit avec une extrême élégance d'articulation et quelque lenteur mélancolique :
   — Tout ce décor, assez conventionnel, ne laisse pas de vous toucher... », p. 539.

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Joseph Malègue, Augustin ou le maître est là, Cerf, 2014, 831 pages.

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