Nous sommes en février 1916, au nord de Verdun, dans le bois des Caures (dans leurs lettres, les soldats écrivent bois des Corps). Les allemands, c'est confirmé, vont bientôt lancer une offensive promise pour durer cent heures, que le bouche à oreille a transformé en attaque de centaures. Cent heures de bombardements pour écrabouiller les tranchées et les hommes, cent heures à l'issue desquelles les soldats allemands viendront prendre possession de la terre ainsi crevée.
Nous suivons une poignée de soldats s'apprêtant à vivre le cataclysme. Il sentent effectivement s'approcher d'eux la gigantesque offensive, les milliers de tonnes d'acier à venir sur leur tête, suivies des gaz, et suivis enfin, pour les quelques survivants, de l'apparition de l'ennemi. Tout cela est irrésistible, démesuré, inhumain. Du jamais vu. Les trois éléments du réel humain, le temps, l'espace et la conscience vont être démolis.
Le temps, en ces jours trop grands, se dilue et perd la continuité connue, celle qui permet l'effacement et l'oubli. Le souvenir de ces jours, pour qui en reviendra, restera imprimé dans la mémoire pour le reste de la vie :
«...la certitude tremblante qu'un événement au moins dans la vie laisse flotter, en amont de lui-même, un extrême commencement affranchi de son début ; et qu'entre ce commencement et ce début, il y a de quoi se perdre, défigurer, renier, écraser tout ce qu'on a pu remplir d'espace, tout ce qu'on a pu revendiquer de durée », p.59.
Et l'espace, que l'orage d'acier compresse et déchire jusque dans les hommes :
« Dehors, c'est une fureur universelle. Et « dehors », ça ne veut plus dire grand chose, avec ces rafales déchireuses d'oreilles, fouilleuses de ventres, de poitrines et de têtes. », p.61
La conscience glisse hors d'un réel retourné par le fracas des armes et se reconstitue en un monde d'imagination et de cauchemar (le bois des Corps, les centaures), où les hommes prennent pour eux-mêmes des figures irréelles :
« Plus d'une fois, au cours de la journée, il en a vu, de ces visages : dévorés d'imminence, toutes fibres arrachées qui les reliaient encore à une vie antérieure. Tellement aspirés par ce qui vient qu'on n'arrive plus à les créditer d'un avenir. », p. 48.
Le temps, l'espace, la conscience, toutes ces natures perdent en cet instant inouï le lien mystérieux qui donne corps et solidité au réel :
« À midi, d'un seul coup, c'est le silence. Le mot, évidemment, ne viendrait à personne. La meute se tait, gueule ouverte dont on sent rougeoyer le fond. La brutalité même du suspens en fait une forme supérieure de menace. Chacun a le cerveau anéanti, la pensée réfugiée dans un cercle qui n'a pas cessé de s'étriquer. On regarde devant soi. On gratte une jambe, on déraidit un pied. L'idée vient à Stéphane que le bruit avait fini par leur donner une sorte d'équilibre : ils se lèveraient, en cet instant, nul doute qu'ils s'affaleraient de tout leur long. », p.69.
Rien ne semble plus pouvoir tenir, rien ne semble valoir qu'on s'y raccroche. Pourtant, au plus profond de la désolation et du carnage, il subsiste toujours de ces instants fugitifs où la pensée tortille et se fait un petit chemin. Le réel est démoli et pourtant un homme, au fond d'un trou, peut encore trouver l'observation qui vient nourrir le mystère de l'amour :
« Les actions ne tiennent pas si bien au corps qu'on croit. Rien de tel que le sommeil pour trancher les tiges à ras. On regarde un homme dormir, et il faut tout reprendre à son sujet. En s'aventurant de bonne foi dans des erreurs flambant neuves. Ça doit être ça, la vérité dont on est capable. », p.104.
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Les grands jours, Pierre Mari, Fayard, 2013, 155 pages.
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