vendredi 1 novembre 2013

Inépuisable Melville




« Qu'y a-t-il de réel, autre que les pensées qui sont sans épaisseur et sans poids ? », p.839.

De Moby Dick d'abord, pour le lecteur qui n'a pas l'anglais dans la poche, il faut se choisir un traducteur. Un coup d’œil à la page Wikipédia aidera à faire son choix. Le débat sur la bonne traduction toujours oscille entre la fidélité au texte (coller à l'esprit de l'auteur, mais peut-on coller à un esprit ? la surface doit-elle être bien propre et sèche ? faut-il exercer une longue pression ?) et la beauté de la langue d'accueil. En somme, une bonne traduction est-elle une traduction juste ou une traduction belle ?
De la vérité ou de la beauté, la seconde sauvera le monde, nous a révélé le prince Muichkine. La beauté peut donc suffire à faire le choix d'une traduction parmi tant d'autres. Celle-ci, très belle, est l'œuvre de l'éblouissant Armel Guerne.

Le capitaine Achab s'attaque et s'acharne sur plus gros, plus fort que lui ; il façonne le mal qu'il combat et commet ainsi le péché d'orgueil. Achab reconnaît dans le cachalot blanc un mal qu'il lui faut combattre, pour sa gloire et le bien commun. Moby Dick demeure insaisissable. Il est effectivement le mal en ce que ses effets sont fatals aux marins ; mais il est aussi neutre, comme est neutre la mer, comme l'est toute la création. Moby Dick est le point dur du monde, une présence divine faite chair contre laquelle l'homme ne peut rien, l'homme ne doit rien. C'est une incarnation du monde aussi bien qu'une incarnation du péché d'orgueil de l'homme.

Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous, pour connaître le bien et le mal ! Qu'il n'étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l'arbre de vie, n'en mange et ne vive pour toujours ! est-il dit dans la Genèse. Cette faculté de discerner le bien du mal écrase Achab d'un poids digne d'Atlas. Tout comme le Kurtz du Cœur des Ténèbres de Conrad s'appuie sur le commerce de l'ivoire, Achab s'appuie sur une autre « côte adamique » : une jambe en ivoire qui symbolise le commerce entre lui et Moby Dick, son mal. Le léviathan doit être le mal tandis que le bien sera cette chasse que lui livre sans relâche le capitaine du baleinier Péquod.
Traque à corps perdus, traque en dépit du bon sens. Achab ne se soucie pas des pertes qu'il encourt, il est la figure du premier homme, celui qui déplut à Dieu :

« Il gouverne contre le vent à présent, vers la gueule béante ! murmura Starbuck pour soi-même, tout en choquant la grande écoute aux nouvelles amures. Dieu nous protège ! mais déjà je me sens les os trempés dans ma peau, et comme noyé de l'intérieur. Je crains fort de désobéir à Dieu en lui obéissant ! », p. 895.

Il est peut-être même l'unique homme ; les marins du Péquod sont ses enfants, ses munitions, ses outils. Il les lancera tous contre la bête s'il le faut. La félicité de la victoire n'est pas même ce qu'il recherche, la douleur du sacrifice y est préférable. C'est le prix de ce monde.

« Si les suprêmes félicités terrestres [...] sont toujours frappées au cœur d'une certaine petitesse et d'une certaine insignifiance, les profondes douleurs ont au contraire toujours, au fond, une signification mystique, et, chez quelques hommes, une grandeur archangélique. C'est là une évidence que les apparences mêmes ne sauraient démentir. Car à reparcourir tout l'arbre généalogique de la haute misère humaine, nous parvenons en dernier ressort à ces dieux qui n'ont point été engendrés, ces primogéniteurs, eux-mêmes sans antériorité ; ce qui fait qu'à la face de tous les soleils de la Joie, mûrisseurs de blondes moissons, et à la face de toutes les rondes lunes de douceur caressant les foins parfumés, il nous faut, nous devons, nous ne pouvons pas ne pas le reconnaître : que les dieux eux-mêmes ne sont pas toujours dans la Joie, heureux toujours et à jamais. L'ineffaçable sceau de tristesse qui marque de naissance le front humain est leur héritage direct, le signe et la signature de leur douleur. », p.742-743.

Ce perpétuel combat de la nature humaine contre Dieu, disait Bloy. Moby Dick est une des plus belles interprétations de cette inépuisable Douleur.



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Moby Dick, Herman Melville, Phébus, 2011, 943 pages.

4 commentaires:

  1. Un livre prodigieux, même dans ses passages les plus rebutants, comme celui sur la blancheur de la baleine !
    Force du symbolisme qui se niche dans tous les détails, des patronymes aux situations, et cette fin incroyable où un des harponneurs cloue un oiseau de mer au sommet du mât en train de disparaître !

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  2. Moby Dick fait partie de ces livres donnés comme des chefs-d'œuvre qui me sont toujours tombés des mains malgré mes efforts répétés (autre exemple : Sous le volcan de Malcolm Lowry). J'ai fini par me résigner.

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    1. Sous le volcan comporte effectivement des passages qui m'ont aussi été soporifiques, j'en ai survolés plus d'un (notamment les pages de corrida), mais ce roman reste pour moi étonnant, plein de fulgurances et de passages vers des univers parallèles...

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