« Il était, à son réveil, aussi naturel et aussi éloigné de tout mal qu'une bête sauvage, magnifique et inconsciente. Mais son regard se durcit brusquement, sans rien fixer, ses sourcils se froncèrent et l'homme apparut. », p. 474.
C'est aussi l'apparition d'un pays, l'apparition de l'histoire d'un pays, que nous conte Joseph Conrad, avec tout ce que cela suppose de mystère, celui de la création comme celui de la vie, la naissance des légendes. La complexité du monde s'exprime par la multiplicité des vies dessinées par l'auteur, chacune évidemment animée par ses propres motivations dont les racines, les origines et les ancêtres, se nouent aux terminaisons touffues que sont les actes et les paroles d'un présent tiraillé par les modèles du passé et les rêves du futur.
Le récit entre et sort des esprits, exprimé par un narrateur indéterminé qui semble avoir le pouvoir de prendre possession de chaque personnage pour lui faire dire son histoire, la petite histoire de chaque être, telle qu'elle s'insère dans la grande, celle du pays, de la terre, du peuple. La chronologie s'égare et le présent est toujours un peu derrière. Les faits se succèdent, insignifiants ou extraordinaires, sans ordre apparent et font dire au candide capitaine Mitchell qui se sent "chaque jour plongé plus avant dans l'Histoire", que ces hommes et ces femmes sont les héros et les inventeurs d'une aube nouvelle.
Parmi eux, la figure de Nostromo, créature mystérieuse entre toutes, sombre et solaire tout à la fois, homme clé, homme indispensable et providentiel semblant tout savoir, ou en tout cas tout mener ; qui toujours observe dans l'ombre de l'intrigue. Et qui pourtant ne sert à rien. C'est la légende des révolutions sans qui rien n'est possible, mais dont le rôle et la nature resteront à jamais inconnues. Lui-même ignorant tout de lui.
C'est le réel effrayant, insondable, non maîtrisable. C'est tout ce qui n'est pas su.
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Nostromo, Joseph Conrad, GF Flammarion, 1990, 628 pages.