jeudi 1 novembre 2012

Les Somnambules, d'Hermann Broch





Pasenow, Esch, Huguenau. Trois êtres, trois bonhommes mis bout à bout pour incarner la fin de notre monde, la « dégradation des valeurs ». Trois hommes qui ne se comprennent pas, quand bien même ne sont-ils séparés que d'une génération, soit rien de plus que la poignée de main d'un homme à son fils. Le récit de cette Europe qui s'est effritée pendant cinq cents ans jusqu'à s'écrouler complètement en moins de cinquante.

Pasenow, c'est la connaissance de ce qui fut et la contemplation de ce qui s'étiole, mais sans qu'il pût se décider de l'orientation de cet effondrement. Normalement toute chute conduit vers une issue néfaste et plate mais Pasenow doute même de cela ; peut-être que le monde qu'il connaît s'écroule vers un mieux. Il ne sait pas, il sent juste son impuissance. Car peut-il se dire heureux ou satisfait ? Son camarade Von Bertrand paraît en comparaison si assuré, si capable de tout. C'est comme si Bertrand portait toutes les réponses. 

Pasenow est l'homme qui tient une pomme dans sa main et la regarde se tâcher et flétrir et qui ne sait pas voir la tâche et la flétrissure ; Pasenow enveloppe de sa retenue le fruit pourrissant d'une pellicule de pomme qui n'existe pas, d'une pelure d'idéal comme il aimerait que cette entraîneuse qu'il entretient (parce qu'il est soldat et qu'un soldat fait cela ?) soit une simple pelure de femme, translucide et charnelle à la fois, une femme pénétrable et respectable, une femme qu'il pût posséder à l'insu de Dieu.
Et puis non. Il y a les convenances, il y a le rang à tenir. Il y a M. Pasenow père qui perd la tête et le renie, le monde d'hier qui le repousse, l'éjecte vers un avenir pour lequel Pasenow n'est pas fait. Pasenow ou le romantisme.
Il se marie avec celle avec qui il ne pouvait que se marier. Il ferme les yeux. Pasenow ou l'étau.

« L'éclair d'un instant, l'image de Bertrand surgit, on eût dit au fond d'un coffret noir, et tout ensemble elle se cacha et ce fut le diable dont le visage et la silhouette jetèrent là-bas sur le mur l'ombre d'une chaîne de montagnes », p. 171.

Pasenow, Esch, Huguenau. Trois moments d'une même force qui exerce sur la planche du salut la poussée fatale, la chute de la civilisation chrétienne dans le vide. Huguenau c'est l'homme en maraude. C'est l'étape finale de l'homme marchant dans le vide ; lui-même gazeux, ce qui lui permet cette prouesse. Tandis que le commandant Pasenow, porteur d'encore quelques valeurs dont il peine à garder une définition, tombe inexorablement dans l'oubli et l'hébétude : 
« Le commandant avança la main vers la Croix de Fer agrafée à sa poitrine et son attitude devint celle d'un personnage officiel », p. 530 ; tandis que Esch, revenu de l'anarchie d'une âme sans assise, avide de valeurs, mais aussi envieuse des richesses matérielles, décide sur le tard qu'il était catholique pour mieux se convertir au protestantisme. L'anarchie ne l'a, en somme, pas quitté et le repos n'est pour lui pas de ce monde. C'est Pasenow mais sans la Croix de Fer à laquelle se raccrocher, sans l'éducation qui soutient la pensée.  Esch comprend que quelque chose manque, mais il ne peut dire quoi. Pasenow, lui, sent que quelque chose n'est plus mais il ne peut dire pourquoi.

Pasenow, Esch, Huguenau. Huguenau est l'aboutissement. C'est cet individu que nous voyions et entendons partout aujourd'hui. C'est ce qu'il reste d'une homme moins Esch et moins Pasenow. Un homme débarrassé de l'inquiétude du manque, ces tentatives de Esch pour découvrir ce qui pourrait mener au bonheur, et débarrassé du sentiment de la perte

Huguenau ne connaît pas le doute. D'ailleurs il ne connaît rien sinon sa personne. Et cela lui convient bien. Il ne chutera pas car il ne connaît pas la pesanteur de l'histoire, il n'y a pour lui pas d'héritage à recevoir, et d'ailleurs il n'en aurait nul besoin : il est capable de bâtir sur du vent, de payer sans argent, il n'a de compte à rendre à personne, il est l'esprit d'un temps qui a perdu la tête, c'est l'homme médiatique qui s'indigne sans aucune réserve ni pudeur, ni pas davantage de raison :

« Cependant, les notables de l'endroit s'étaient approchés de la tombe, et parmi eux, comme il se devait, Huguenau également, en costume bleu foncé, un chapeau melon noir à la main, mais dans l'autre main une couronne. Et Huguenau jetait autour de lui des regards pleins de la plus vive indignation ; parce que le frère du défunt n'était pas là pour admirer cette couronne, une belle couronne de feuilles de chêne, offerte par l'association, un réellement beau travail d'assemblage, avec un ruban sur lequel on pouvait lire : Au valeureux combattant, la Patrie reconnaissante », p. 525.

C'est l'homme de maintenant.




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Hermann Broch, Les Somnambules, traduit de l'allemand par Pierre Flachat et Albert Kohn, Gallimard, mai 1990, 727 pages.

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