La mort de Virgile, dit la quatrième de couverture, par sa facture poétique et sa conception symphonique, évoque La Tentation de saint Antoine ou encore Moby Dick, mais c’est aux grands écrivains de l’Antiquité, à l’auteur de L’Enéide lui-même qu’il met en scène, à Platon à la fois philosophe et poète, que l’écrivain allemand a voulu se mesurer.
Ces comparaisons trahissent la difficulté d’interprétation de ce roman exceptionnel, car si Broch n’avait voulu que cela : se mesurer, l’entreprise, toute brillante soit-elle (et elle l’est), paraîtrait tout de même assez dérisoire.
Il n’y a pourtant pas besoin de comparer ce Virgile mourant avec d’autres maîtres ouvrages ; il ne s’agit pas ici de rivalité.
Plutôt que de chercher à comparer ou à rapprocher, toutes opérations risquées qui procèdent, presque toujours, par une réduction, mieux vaut tenter un conseil. Les commentaires le laissent entendre, La mort de Virgile n’est pas d’un abord des plus faciles. Alors, permettez cette suggestion : lisez au préalable La louve et l’agneau, de Lucien Jerphagnon. 180 pages superbes que vous ne verrez pas passer ; elles vous donneront une clé pour comprendre le mystère que Broch exprime en ces 430 pages denses. Car la mort de Virgile n’est pas qu’une symphonie poétique ni la pensée enfiévrée d’un génie romain. Broch n’a pas choisi Virgile parce que c’était Virgile, mais parce que c’est l’homme le plus sensible de son temps et que ce temps, LE temps, est tout proche.
«...nous avons beau grandir à tel point que nos bras se ramifient comme des fleuves, que notre corps s’étende sur les terres et les océans jusqu’aux limites du monde, que la lune soit dans notre chevelure, devenus nous-mêmes espace, devenus nous-mêmes la coupole étoilée de la nuit, le dôme rutilant du rêve, infinis, infinis, tout rayonnement ; nous n’en restons pas moins extérieurs à nous-mêmes, nous restons expulsés, aucune nuit ne nous étreindra et aucun matin ne nous embrassera, parce que nous restons cloués sur place, sans fuite et sans but pour notre fuite, sans être rendus à nous-mêmes, parce que nos bras n’ont rien attirés sur notre coeur. », p. 195.
Virgile dresse là le tragique portrait de l’homme de son temps, voire du plus puissant d’entre eux, Auguste, qui peut tout, cela en tout point de l’univers connu, et qui, cependant, Virgile s’en effraie, reste sans but. Le poète veut brûler son grand oeuvre, l’Enéide. C’est un peu l’intrigue. Du moins, c’est le fil rouge conduisant tout un chacun, de ses amis jusqu’à l’Empereur, à venir à son chevet, pour tenter de l’en dissuader. Mais ce n’est pas le véritable sujet. Nous sommes bien placés pour savoir que l’Eneide a survécu à son auteur.
Alors que leur manque-t-il à ces Romains ? Quel est ce vide qu’ils ne parviennent à combler ?
« Infinies, les plaines de Saturne s’étendent à travers le temps, s’étendent immuables à travers tous les temps, mais l’âme est emprisonnée dans le cachot du temps, et au-delà de la surface du temps, dans les profondeurs du ciel et de la terre, repose la connaissance, le but assignée à l’homme. », p. 323.
La voici, l’erreur romaine. Rien n’est plus élevée que l’intellect. C'est la conclusion à laquelle l’Empire, et donc l’humanité autoproclamée, est arrivée. Mais Virgile le ressent au plus profond de lui-même, cela ne peut suffire à l’homme. L’homme, jamais, ne saurait se satisfaire de lui-même. Voilà pourquoi l’Enéide doit disparaître. L’oeuvre est l’expression même de cette erreur : un sommet que d’aucuns veulent indépassable. Une idole.
Le temps est presque venu. Virgile, l’hypersensible, le perçoit mieux que d’autres. Broch, disions-nous, ne l’a pas choisi par hasard. Il reprend ici le pari médiéval d'un Virgile annonciateur du Verbe.
« Quelque part respirait celui qui accomplirait l’acte, il vivait déjà quelque part, encore à naître, mais déjà respirant ; un jour, la création fut ; un jour, elle serait de nouveau, — affranchi de contingence serait le miracle. Et, au milieu de la lumière livide disparaissante, dans le très lointain lointain, à l’orient, l’étoile se montrait de nouveau.
Un jour, viendra celui qui recommencera à vivre dans la connaissance ; en son être, le monde sera racheté, et obtiendra la connaissance. », p. 347.
Nous invitions à entrer dans ce livre par le biais, plus accessible, d’un autre. De la même façon, et parce qu’après la vigoureuse lecture de La mort de Virgile, vous serez rompus à l’exercice, lisez donc, en guise de conclusion, La visite du tribun, de David Jones. Une bien belle boucle sera bouclée.
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La mort de Virgile, Hermann Broch, Gallimard, 2009, 444 pages.